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Deux fois par mois, la rédaction se dédie entièrement au « petit écran » et revient sur une série pour la partager avec vous. Toutes époques et toutes nationalités confondues, ce format vous permettra de retrouver vos séries fétiches… ou de découvrir des pépites. Ce mois-ci, elle vous présente The Queen’s Gambit, la nouvelle série évènement Netflix qui suit l’histoire de Beth Harmon, prodige des échecs.
Sortie sur Netflix le 23 octobre dernier, The Queen’s Gambit – Le Jeu de la Dame en français – est une mini-série de 7 épisodes adaptée du roman éponyme de 1983 signé Walter Trevis. Produite par Scott Frank et Allan Scott, la nouvelle création originale de la plateforme de streaming américaine a rencontré un franc succès dès sa sortie. Une semaine plus tard, le 28 octobre, elle est la série la plus regardée sur Netflix et les critiques sont unanimes. On y suit les aventures de Beth Harmon dans un parcours de joueuse d’échecs extraordinaire qui lui ouvrira les portes de l’Amérique, et par la suite du monde.
De l’orphelinat au sommet du monde : une femme
Beth Harmon (Anya Taylor-Joy) vient de perdre sa mère dans un accident lorsqu’elle est transférée à la maison pour orphelines Methuesen. Là-bas, entre cours de chants d’église et problèmes de maths trop faciles à résoudre pour elle, elle y fait la connaissance de William Shaibel (Bill Camp), l’agent d’entretien, qui l’initie aux échecs. Pour la petite fille, dont les seules perspectives d’avenir sont les ordres et les pilules calmantes administrées quotidiennement, la découverte de la discipline est une révélation. Très vite, elle se découvre prodige, et cette constatation bouscule son petit cercle de vie restreint. Lorsqu’elle est adoptée, à l’adolescence, elle découvre l’existence d’un monde extérieur, dans lequel les échecs jouent un rôle compétitif, et international. A force de tournois et de rencontres, elle va modeler sa vie autour de son talent et du jeu, affrontant différents obstacles, ses dépendances à la drogue et à l’alcool, et sa particularité première dans le milieu : celle d’être une femme. Seule figure féminine principale, celle que l’on appelle Harmon va grandir et évoluer dans un univers dont les règles sont fixées et maitrisées par les hommes.
Bien que l’univers féministe soit clairement sous-entendu dans la série, même clairement évoqué à certaines reprises, il ne constitue pas l’axe principal du scénario : ainsi, pour Beth le fait d’être une femme importe peu. Sa seule préoccupation est celle sur le plateau de jeu, et elle ne voit d’ailleurs pas ce que la question du genre a à voir avec les échecs. Ce constat qu’elle expose directement ou indirectement à plusieurs reprises renforce ainsi la portée féministe du scénario. On ne s’appuie pas davantage sur le combat d’une femme dans un monde d’hommes que sur celui d’une orpheline dans un monde qui ne voulait pas d’elle, ou sur celui d’une addict dans un monde de réflexion et de logique. Le fait de ne pas accentuer le scénario prône l’égalité des genres, en ce qu’il nous signifie qu’ici, le fait que Beth soit une femme est un non-sujet, comme ce devrait l’être dans la société de manière générale. Ce n’est pas son genre qui la rend plus forte ou plus faible.
Néanmoins, la figure de Beth est la seule véritable figure féminine. Bien qu’elle soit entourée de femmes, comme sa mère adoptive (Marielle Heller), ou encore son amie d’orphelinat Jolene (Moses Ingram), ses principaux soutiens sont des hommes. Chose logique, puisqu’il n’y avait pas de femme capable d’apporter un soutien conséquent à Beth dans le monde des échecs. Mais la manière dont cela est amené, à savoir avec une nuance fraternelle dans certains cas (l’on pense notamment à Townes (Jacob Fortune-Lloyd)), ou bien amicale (les jumeaux, Matt et Mike (Matthew et Russel Dennis Lewis)), donne une matière agréable à regarder. Et on oublie pendant un moment les rapports de domination constamment sous le feu des projecteurs.
« Les hommes vont venir te voir et vont vouloir t’apprendre des choses. Laisse-les parler, et ensuite fait ce que toi tu penses être le mieux. »
The Queen’s Gambit
Pour ce qui est des figures paternelles, comme Mr Shaibel, ou ses mentors, comme Harry Beltik (Harry Melling) et Benny Watts (Thomas Brodie-Sangster), la force de caractère et le talent surhumain de Beth suffisent à asseoir son égalité avec eux, même lorsqu’ils semblent en situation de puissance. Il faut pour cela saluer l’interprétation saisissante d’Anya Taylor-Joy. La jeune actrice de 24 ans se plonge dans le rôle de Beth avec une facilité déconcertante, et nous livre une prestation magnétique. Beth est tantôt femme fragile et perdue, abîmée par une vie solitaire et cruelle, qui se réfugie dans les substances, tantôt femme forte et sûre d’elle, qui vit la solitude comme une preuve d’indépendance. Elle va renverser le monde tel qu’il est dans une société où les femmes n’ont place qu’à la maison ou bien derrière les hommes. On voit dans son regard un kaléidoscope de nuances tragiquement vrai, indiscutablement humain, qui fait d’elle un personnage à 360, avec toutes ses contradictions et ses désirs. Il y a ici une véritable leçon à tirer de son personnage.
Nous apprécions également les autres figures féminines qui nous sont présentées dans la série : entre Jolene, orpheline jusqu’à la fin de son adolescence, qui finit par prendre sa vie en mains et qui constitue le rocher solide de Beth, ou bien Alma, la mère adoptive de Beth qui elle se perd dans l’alcool et la drogue, symbole d’une vie pour laquelle elle aura combattu mais qui ne se sera pas battue pour elle. C’est un éventail de figures qui fait du bien. Nous sommes loin des relations mesquines entre femmes, loin de l’antagoniste féminin de l’héroïne, elle aussi féminine. Il n’y a pas de rivalité, comme on en trouve souvent dans les œuvres où le personnage principal est une femme, cela nous accorde un regard différent sur la série. Ni Beth, ni les autres personnages ne sont regardés, au travers du prisme de leur genre, mais bien au travers de celui de leurs vies.
La popularité du jeu d’échecs
Quand on ne connaît ni la série ni les protagonistes, la question se pose quant à la ligne directrice de cette dernière : qu’est-ce qui est si troublant, si addictif, si passionnant dans les échecs pour que l’on veuille en faire une série ?
Introduit en Europe au Xe siècle par les Arabes, les origines de cette discipline sont cependant bien plus antérieures à cette période. Elle a ainsi traversé les sociétés et inspiré les cultures, transformant son nom de « jeu des rois » à « roi des jeux », jusqu’à être considérée comme le « noble jeu ». De fait, si le matériel et l’espace nécessaires à leur pratique sont peu complexes, les échecs sont une discipline peu pratiquée, voire peu connue, en règle générale. Comment expliquer alors, cet intérêt du public pour une série sur les joueurs d’échecs des États-Unis des années 60 ?
Tout d’abord, il convient de souligner l’exactitude des informations que la série nous transmet sur le jeu. Ainsi, la production a bénéficié de l’aide de l’ancien champion du monde d’échecs Garry Kasparov, et de l’entraîneur d’échecs Bruce Pandolfini en tant que consultant, afin de réussir à porter à l’écran un jeu qui peut sembler au premier abord peu dynamique et peu compréhensible à distance. Ils se sont également inspirés de plusieurs joueurs d’échecs historiques afin de construire les personnages de Beth Harmon et de Vasily Borgov, représentant de l’URSS, et son principal adversaire. Ainsi, la jeune femme est un mélange d’inspiration de Judit Polgár, joueuse hongroise et Grand Maître International depuis 1992, et de Bobby Fischer, connu entre autres pour son « match du siècle » contre le soviétique Boris Spassky en 1972. Les nombreuses références à la réalité historique sont saluées par la communauté des joueurs d’échecs, ainsi que le travail de la production pour rendre le tout vraisemblable.
« Jouer aux échecs n’a pas toujours pour but la victoire. Cela peut aussi être beau. […] C’est un monde tout entier qui tient en soixante-quatre cases. On se sent en sécurité à l’intérieur. Je peux le contrôler. Je peux le dominer. Et il est prévisible, donc si j’en sors blessée, je ne peux m’en prendre qu’à moi-même. »
The Queen’s Gambit
L’autre difficulté demeure celle d’intéresser également les profanes. Ainsi, la mentalisation des pièces et de l’échiquier par Beth a permis de rendre le jeu vivant en s’émancipant des protagonistes humains, conférant à chaque pièce une personnalité, une dynamique. De plus, bien que la série regorge de références et d’explications de toutes sortes, elle ne rentre pas dans la dimension purement académique et pédagogique de la discipline, ce qui aurait pu constituer un piège et menant la majorité du public à décrocher pour cause de désintérêt ou de complexité. Ici, les règles sont vaguement expliquées, au travers des yeux de Beth petite, et les techniques et joueurs les plus célèbres évoqués suffisamment souvent pour qu’on les apprenne, mais sans trop d’insistance non plus. Cette habile subtilité, alliée à la personnification du jeu, nous amène à rester scotchés à l’écran, et à sourire lorsque les protagonistes évoquent entre eux maintes références qui ne font rire qu’eux, à l’instar d’une réelle conversation dans un quelconque groupe d’amis.
Un jeu de logique qui mise tout sur l’émotion
La communauté des échecs a applaudi les efforts consacrés à la réalité de leur discipline dans la série. Cependant, beaucoup ont également salué l’émotion qui y est retransmise. Les échecs, sur le papier, sont un jeu froid, de logique, s’apparentant à un problème de maths. Il y a cependant, comme dans toute discipline opposant au moins deux personnes, un degré d’émotion qui est présent. Qui plus est dans les hautes sphères, entre joueurs qui se disputent le titre mondial, certains par orgueil et d’autres, à l’instar de Beth, car le jeu est littéralement leur vie. Interrogée par le Times, la championne britannique Jovanka Houska déclare que la série réussit réellement à retransmettre l’émotion éprouvée lors d’un jeu d’échec. À l’aide d’atouts cinématographiques tels que la musique, les plans et contreplans, ainsi que la photographie – sans oublier le jeu des acteurs –, nous sommes transportés dans un univers que l’on ne comprend pas et que l’on vit pourtant.
Il y a cette dimension du jeu, évidemment, mais aussi tout ce qui est derrière. Il y a cette passion de Beth, qui s’y jette à corps perdu parce qu’elle en a besoin, certes, mais aussi parce qu’elle aime ça. Elle le dit elle-même, dans la série : on joue aux échecs pour gagner, oui, mais aussi parce que c’est beau. Sa discipline, son sérieux, son dévouement sans faille sont le signe d’un véritable amour, et sont une ode à la passion que quelqu’un peut éprouver pour un sport, une discipline. D’un autre côté l’arrière-plan politique, dans une Amérique en pleine guerre froide, allié à l’arrière-plan social de l’émancipation féminine, rend un simple jeu d’échec une véritable croisade pour la liberté. Le meilleur exemple à l’appui est le dernier match de Beth contre Borgov : cet ennemi soviétique qui semble indéfectible est une allégorie de l’URSS de l’époque, puissance menaçante aux yeux d’une Amérique aux aguets. La présence de la jeune (anomalie 1), femme (anomalie 2), américaine (anomalie 3), à Moscou pour le plus important tournoi d’échecs du monde est à elle seule une fresque historique et émotionnelle, qui fait prendre tout son sens à divers aspects de la série : le jeu, la vie de Beth, la société, les alliances, la politique. Tout semble converger vers ce moment, cet acte final, pour pouvoir nous faire prendre part, nous aussi, à ce petit morceau d’histoire qui se joue. Et c’est ce qui fait, finalement, la force de cette série axée « seulement » sur les échecs.
Malgré son statut de mini-série, il y a tant de choses à dire sur The Queen’s Gambit. S’il fallait cependant à tout prix la résumer en quelques mots, on évoquerait probablement les yeux tranchants de Beth Harmon. La vision hantée des pièces d’échecs se déplaçant, fantômes silencieux, au plafond pendant la nuit. La pression constante sur les épaules d’une jeune fille seule dans un monde qui n’était pas prêt à la recevoir. Une euphorie constante, presqu’une fierté, à chaque mat qu’elle assène sur l’échiquier.