La Madeleine de ProustLITTÉRATURE

La Madeleine de Proust #19 – « Le Soleil des Scorta » : l’Italie vraie, l’Italie

© Fanny Monier

© Fanny Monier

Chaque mois, un membre de la rédaction se confie et vous dévoile sa madeleine de Proust, en faisant part d’un livre qui l’a marqué pour longtemps, et en expliquant pourquoi cet ouvrage lui tient à cœur.

Aujourd’hui, c’est au tour du prix Goncourt 2004, Le Soleil des Scorta de Laurent Gaudé, d’être décortiqué. 

Sicilienne d’origine, les étés de mon enfance ont été bercés par la chaude et lourde brise qui s’abat annuellement sur le sud de l’Italie, faisant frémir cactus et laurier-rose sur son passage. Le reste de l’année, j’entendais principalement parler de cette région de mon pays à travers de célèbres plaisanteries, gentiment moqueuses, qui ramenaient toujours à un célèbre groupe criminel qui y est installé depuis, semble-t-il, la nuit des temps. J’ai donc grandi avec cette ambigüité de vision, entre les paysages ensoleillés et sertis de bonne humeur et de liberté que je retrouvais avec joie une fois l’école terminée, et cette appréhension d’y retourner, par peur de croiser un gangster sur le chemin de la gare. 

Alors quand on m’a offert ce livre, Le Soleil des Scorta, un soir de décembre il y a de cela quatre ans, avec en première page cette dédicace  : «  Il semble que dans le cœur de chaque français batte un morceau d’Italie  », je ne m’attendais ni plus ni moins à y trouver une description des terres arides que je pensais connaître sur le bout des doigts. Je me souviens avoir regardé avec attendrissement l’image de couverture, ce petit garçon en costume, une cigarette au bec et un béret sur la tête, dont la mine à la fois impertinente et grave me rappelait les vieilles photos de mon Nonno qui étaient affichées dans la maison de famille de Messine. C’est donc avec un sourire aux lèvres que j’ouvris le bouquin. 

Et là, la chute. L’ahurissement. Le tremblement de terre. Il me manque les mots pour exprimer ce que cette première lecture – car il y en eut maintes autres – provoqua en moi. 

En quelques pages seulement, je découvris un univers à la fois familier – de par les noms, les villes, les descriptions des paysages – et totalement inconnu. Il y avait cette famille, les Scorta, dont les origines étaient tristes, sordides, teintées de meurtres et de douleur. Cette famille née par accident qui grandit, évolue, se métamorphose, mais qui continue à régner sur ce petit village de Montepuccio, perdu dans les plaines des Pouilles. Ce n’est pas une histoire joyeuse, loin de là  : j’aurai dû m’en douter à la lecture du patronyme du premier personnage qui intervient. Mascalzone, qui dans ma langue de naissance signifie «  malotru  », «  voyou  ». Cela aurait dû me mettre la puce à l’oreille. Mais, toute engloutie par les mots défilant sur les pages que j’étais, je n’y avais même pas fait attention. 
L’histoire commence par une arrivée dans ce village de Montepuccio de Mascalzone, ce voyou, ce mauvais sang, qui revient cherche un dû, un dû fait de chair et de tendres promesses, un dû prénommé Filomena. Mais, pour son malheur, il y trouvera Immacolata, l’immaculée, qui ne lui apportera que luxure et douleur et qui, à sa mort, donnera naissance au tout premier membre de la famille boiteuse et pècheresse des Scorta.

Le Soleil des Scorta, à l’instar d’un film de papier, dépeint un tableau de vie, une fresque qui s’étend de la fin du XIXème siècle à nos jours et qui illustre la grande période d’un si petit village d’Italie  : on y retrouve avec nostalgie, même si l’on y est totalement étranger, le plaisir du tabac du coin, les affaires de familles qui finissent par devenir des affaires publiques, les secrets qui n’en sont jamais vraiment, les amours impertinentes qui systématiquement se perdent dans le sang et les larmes. 
Lire ce roman, c’est sentir le soleil des Pouilles, brûlant, incandescent, destructeur, sur nos épaules et sur notre nuque, si fort qu’on ne peut que s’étonner de ne pas ressortir de notre lecture avec quelques coups de soleil bien sentis. C’est ressentir le danger, l’excitation, la tension accumulée au sein d’une grande famille perdue dans un tout petit village. 

«  Rien ne viendra à bout de moi… Le soleil peut bien tuer tous les lézards des collines, je tiendrai. Il y a trop longtemps que j’attends… La terre peut siffler et mes cheveux s’enflammer, je suis en route et j’irai jusqu’au bout.  »

Le Soleil des Scorta, Laurent Gaudé

Lire ce roman, c’est découvrir qu’il suffit de détourner les yeux de Hollywood et de ses lumières, des scènes de crime à grand budget ou des spectacles tape-à-l’œil pour se plonger dans une aventure encore plus excitante, car flirtant constamment avec la réalité. Il y a du vrai dans la violence que Gaudé insuffle à ses personnages, il y a de la vérité pure distillée entre ses mots, ses mots si poétiques, si entraînants, qui prouvent aussi qu’une liste de courses pourrait nous faire pleurer si elle était bien écrite. Mais ça, c’est un autre débat, car ici il n’y a pas que les mots. Il y a l’histoire, il y a la vie, il y a le cœur et l’esprit de l’Italie  : non pas l’Italie propre, cultivée, à la pointe de la mode, l’Italie défigurée par les galeries commerçantes du centre de Milan. Ce n’est pas non plus l’Italie sale, criminelle, pauvre et abandonnée de la civilisation, celle de la mafia et de ses rixes quotidiennes. C’est une Italie entre les deux, une Italie vraie  : l’Italie du sud, avec sa pauvreté certes, mais aussi sa culture, avec ses rixes mais aussi ses humains, ses sentiments, son essence et son Histoire. Une Italie propre, non, je ne dirai pas cela, ce serait insulter le roman  : elle est sale, terreuse, elle est creusée dans la boue, mais finalement, qui ne l’est pas  ? C’est la vie que nous présentent les Scorta, un par un, génération après génération  : une vie titubante, un peu bancale, un peu rêveuse, et c’est peut-être ça qui fait que l’on est si vite happé dans le roman.
La prise de conscience que cette vie, c’est celle de tous  : il suffit de remplacer les oliviers par les tours de la Défense, ou le petit tabac par un centre commercial. Laurent Gaudé nous plonge en Italie du Sud, et pourtant on pourrait être n’importe qui, n’importe où, n’importe quand, et toujours en train de faire la même chose  : vivre à s’en prendre des murs. Il y a un certain plaisir délectable, à s’enfuir dans un roman qui finalement raconte la vraie vie. 

Lire Le Soleil des Scorta, c’est lire une promesse à l’humanité, un voyage au cœur de la vie dénuée de rubans et d’apparats, une vie crue, qui pique un peu le nez et brûle un peu les yeux, mais qui sent bon la terre d’où l’on est issus. Et puis, l’Italie, quoi. 

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