SOCIÉTÉ

États-Unis – Europe : avec Biden, retour du « même côté de l’histoire » ?

© psyberartist, CC BY 2.0 / Wikimedia Commons.

Après l’élection de Joe Biden à la Maison Blanche en novembre dernier se pose la question du renouvellement des relations transatlantiques. Entre rupture et continuité avec ses prédécesseurs, le renouement de cette alliance historique sera loin d’être un long fleuve tranquille. Les divergences d’intérêts persistent et interrogent la capacité des Européens à écrire les lignes d’un dialogue plus équilibré. 

Back to normal politics  ?

L’élection de Joe Biden s’est traduite en un soupir de soulagement partagé par la plupart des chefs d’États et de gouvernements de l’autre côté de l’Océan Atlantique. Pour beaucoup, cette nouvelle signifie le retour des États-Unis «  du même côté de l’Histoire  » pour reprendre l’expression de Josep Borrell, haut représentant de l’Union européenne (UE) pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. 

Ces déclarations ne sont pas que des formules d’usage. Le ton adopté dans le cadre du dialogue transatlantique va évoluer, puisque l’approche de Washington sera différente. L’Europe ne sera plus appréhendée comme un ennemi dont le but serait de contrecarrer les intérêts américains. 

Joe Biden incarne un président profondément atlantiste, entretenant des relations soutenues avec certains dirigeants européens, à commencer par Angela Merkel. Il dessine une administration largement francophone et francophile : Anthony Blinken nommé au State Department a fait son lycée à Paris, John Kerry nommé comme conseiller au climat du président est francophone, et Michèle Flournoy, probable secrétaire d’État à la Défense, a réalisé ses études en Belgique. 

Ce changement devrait se matérialiser par un retour des États-Unis au multilatéralisme. L’investiture du démocrate sera normalement suivie de près par le retour de Washington dans l’Accord de Paris. Après quatre ans d’opposition, il est probable que l’UE et les États-Unis agissent à nouveau comme des partenaires dans les négociations internationales. De même dans le domaine de la santé où la nouvelle administration devrait renouer avec l’Organisation Mondiale de la Santé, laissant présager une coordination plus approfondie avec l’UE, notamment sur la question des vaccins.

Une relation transatlantique au strabisme divergent 

Il serait pourtant erroné d’imaginer une rupture conséquente dans la formulation de la politique étrangère américaine. Sa restructuration, engagée notamment par Barack Obama, constitue une tendance lourde qui a survécu à l’administration Trump et ne devrait pas s’infléchir sous la présidence de l’ancien vice-président d’Obama. 

Les divergences de priorités de part et d’autre de l’Atlantique sont patentes. Washington fixe désormais l’Asie et la Chine et ne semble plus faire de l’œil ni au Moyen-Orient, ni à l’Est du Vieux Continent. Au même moment, les capitales européennes ont le regard tourné vers leurs flancs Sud et Oriental. 

En Asie, l’émergence de la Chine représente une menace pour les deux côtés de l’Atlantique, tant du point de vue économique que politique. Aux États-Unis, l’opposition frontale au géant asiatique, même si elle devrait évoluer dans la forme après l’investiture de Joe Biden, est un sujet bipartisan.

En Europe, l’UE a récemment qualifié le géant asiatique de «  rival systémique  » et de «  concurrent économique  ». Malgré tout, les intérêts de certains États membres, et la volonté de ne pas se priver d’un contrepoids à opposer aux États-Unis sur la scène internationale, amènent également à considérer ce rival comme un partenaire «  de coopération  » et de «  négociation  ».

Au Moyen-Orient, le désengagement militaire devrait se poursuivre, l’ambassade américaine restera à Jérusalem et Joe Biden ne reviendra probablement pas sur l’accord entre Israël, l’Arabie Saoudite et les États-Unis, même si celui-ci n’inclut pas les Palestiniens comme l’aurait souhaité l’UE. Les dossiers turc, iranien, ou encore ukrainien constitueront des baromètres majeurs de l’implication américaine dans des enjeux essentiels pour les Européens. 

Sur le dossier iranien, malgré les nombreuses initiatives pour tenter de conserver un accord vidé de sa substance, les Européens se retrouvent au milieu d’un rapport de force entre Washington et Téhéran dont la seule issue semble être une ouverture de la part de la future administration Biden. Cependant, si l’Iran s’est récemment dit prêt à respecter ses obligations en cas de retour des États-Unis, Joe Biden, voudra probablement éviter de mettre en péril les avancées de Donald Trump au Moyen-Orient.

Se pose aussi la question d’une possible «  opération sabotage  » au Moyen-Orient, cadeau de Donald Trump à son successeur. Malgré tout, il est probable que le changement d’administration entraîne la levée des sanctions extraterritoriales américaines, laissant plus de marge de manœuvre aux Européens.

Face à cette rupture, les Européens devront prouver leur capacité à élargir leurs préoccupations vers l’Indopacifique. À ce sujet, Ursula Von der Leyen, présidente de la Commission européenne, a pris les devants en annonçant que le renouvellement du dialogue transatlantique devrait inclure de nouveaux partenaires, de l’Amérique latine à «  l’Asie démocratique  ». Le son de cloche ne sera pas forcément le même chez tous les dirigeants européens.

Ce strabisme pourrait se cristalliser autour de la question de l’élargissement de l’OTAN. Si Washington pourrait pousser à une redéfinition géographique de sa mission, impliquant un potentiel élargissement à des pays comme le Japon ou l’Australie, les capitales européennes semblent privilégier une Alliance censée protéger l’Europe et notamment sa frontière orientale. 

Joe Biden  : objectif politique intérieure

Joe Biden sera préoccupé par des objectifs de politique intérieure en s’installant à la MaisonBlanche. La société américaine est en proie à des divisions sociales, politiques et à des difficultés économiques renforcées par la pandémie de Covid-19. La reconstruction d’une unité nationale, la fin de la crise du coronavirus et la baisse du chômage constitueront autant de facteurs qui influenceront une politique extérieure soumise à des nécessités de politique intérieure. Par exemple, les objectifs environnementaux seront forcément affectés par les nombreux emplois créés dans le domaine du gaz de schiste ces dernières années. 

Du point de vue commercial, une certaine forme de nationalisme économique devrait donc prévaloir sous la nouvelle administration. La réouverture des négociations pour un nouveau partenariat transatlantique ne semble pas à l’ordre du jour, et la question des taxes sur les GAFA, des nouvelles technologies, ainsi que la rivalité Airbus-Boeing sont autant de dossiers sur lesquels les tensions vont persister. Il est tout de même possible d’espérer des relations plus cordiales et un apaisement de la «  guerre commerciale  » d’un côté comme de l’autre. Le sujet de la réforme de l’OMC dont l’organe de règlement des différends est bloqué, pourrait être amené à évoluer.

L’arbre qui cache la forêt  ? 

Un changement de ton plus qu’un changement de fond donc. Les Européens ont accueilli l’élection de Joe Biden conscients de ces divergences devenues un élément structurel des relations transatlantiques. Les années Trump auront eu l’effet d’un bidon d’essence vidé sur le feu du débat sur l’autonomie stratégique européenne. Un feu que l’élection de Joe Biden ne suffit pour le moment pas à éteindre et que les dirigeants européens n’ont pas hésité à alimenter ces dernières semaines. 

Au lendemain de la victoire de Joe Biden, les félicitations précèdent souvent les mises en garde. Pour Charles Michel, président du Conseil européen, les Européens doivent rester vigilants, car si les relations transatlantiques sont fondamentales pour l’Europe, les «  visions et les intérêts respectifs ne convergeront pas toujours  ». De la même manière, Ursula Von der Leyen ne fait pas preuve de naïveté lorsqu’elle évoque la nécessité d’un partenariat transatlantique renouvelé  : «  Nous ne pouvons pas revenir exactement au même programme qu’il y a cinq ans. Nous ne devons pas tomber dans ce piège  ».

Mais si les États-Unis resteront fidèles à leur mantra sur le partage des responsabilités au sein de l’Alliance Atlantique, la question du leadership et de l’autonomie des forces européennes laisse place à plus de divisions, même en Europe.

Dans une tribune publiée dans Politico le 2 novembre, la ministre de la Défense allemande Annegret Kramp-Karenbauer n’hésite pas à qualifier le concept d’autonomie stratégique d’«  illusion  », et à marteler que les Européens resteront dépendants de la protection des États-Unis. Une tribune rapidement décriée par le président français Emmanuel Macron, dans une interview accordée au Grand Continent.

Malgré tout, les lignes semblent bouger du côté des institutions de l’UE. Suivant des partitions relativement similaires, Ursula von Der Leyen et Charles Michel n’hésitent pas à évoquer la nécessité d’une autonomie stratégique après l’élection de Joe Biden. Josep Borrell qualifie même la période Trump de «  réveil stratégique  », et avertit  : « Nous devons prendre certains de nos problèmes en main sans attendre des Américains de venir et de les résoudre pour nous  ». De plus, dans une tribune publiée dans Le Monde le 16 novembre 2020, sans remettre en cause le cadre de l’OTAN, Jean-Yves Le Drian (ministre français des Affaires étrangères) et Heiko Maas (ministre allemand des Affaires étrangères) souhaitent une plus grande responsabilité européenne dans son environnement régional.

Se regarder dans le blanc des yeux

Alors face à ces enjeux qu’il faudra affronter ensemble, et pour faire face à ces divergences notables, quelles pourraient être les modalités de la nouvelle coopération transatlantique ?

Dans un contexte global témoin de la montée en puissance de la Chine et des «  démocraties illibérales  », Joe Biden semble appeler de ses vœux à une «  alliance des démocraties  ». Cette alliance répondrait à la fois à un programme intérieur (la nécessité de reconstruire la démocratie américaine et de lutter contre le trumpisme en vue de 2024) et extérieur (la défense des valeurs portées par les démocraties libérales dans le monde).

D’autant plus que si les Républicains venaient à conserver leur majorité au Sénat en janvier, Joe Biden pourrait vouloir compenser son manque de marge de manœuvre au niveau national par la concrétisation d’un projet international ambitieux comme celui-ci. Mais quelle forme pourrait prendre cette alliance  ? 

L’idée d’un «  sommet des démocraties  », capable de renouveler le multilatéralisme, semble faire son chemin à Washington. De la même manière, un OTAN élargi pourrait servir de lieu d’échange privilégié. Mais l’idée se heurte bien vite à la réalité. Dans son état actuel, l’Organisation est loin d’être tout à fait démocratique. En témoignent le récent soutien accordé à la Turquie dans son opposition à la France, ou encore l’adhésion forte à l’Alliance Atlantique exprimée par certains pays d’Europe Centrale et Orientale bafouant certains principes démocratiques. De plus, imaginer résoudre la crise actuelle du multilatéralisme en créant une forme exclusive de diplomatie ne ferait que favoriser une bipolarisation du monde déjà engagée et qui ne profiterait nullement aux Européens, entraînés vers un alignement quasi-nécessaire avec Washington. 

En effet, l’UE semble pour le moment avoir tout intérêt à jouer le rôle du «  troisième terme  » comme sur le dossier climatique où elle est parvenue ces dernières années à instaurer un leadership coopératif avec la Chine pour faire face à la défiance des États-Unis. Il s’agit d’un nouveau départ qui doit se faire sur des bases saines et équilibrées. Comme le martèle d’ailleurs Charles Michel  : «  Il faut trouver un terrain d’entente entre partenaires égaux  ». Et, pour être égaux, il faut être capable de rééquilibrer la puissance américaine.

Cela passe par l’inclusion d’acteurs tiers, et donc par le rejet d’une relation purement bilatérale avec les États-Unis, mais également par une capacité à adopter une position proactive pour être capable d’écrire les lignes de cette nouvelle relation, et de choisir les secteurs qui lui donneront sa forme à venir. Le domaine économique et commercial, la réforme de l’OMC, les négociations pour le climat ou la résolution de problème du nucléaire iranien sont autant de sujets sur lesquels l’UE et ses États membres peuvent espérer parler sur un pied plus ou moins d’égalité avec les États-Unis.

Dans leur tribune, Jean-Yves Le Drian et Heiko Maas en appellent d’ailleurs à un «  partenariat transatlantique plus équilibré  », fondé sur la nécessité de se coordonner sur les domaines des droits humains, des infrastructures, du commerce ou encore de la question iranienne.

Mais pour le moment, l’Europe semble dans l’expectative. Malgré certaines tentatives pour amorcer une détente dans les relations irano-américaines, la passivité prévaut, notamment sur le dossier commercial. Ce vide conforte les premières déclarations de la future administration américaine mettant l’accent sur le «  leadership  » plus que sur la «  coopération  ». 

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