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Derby Girl, c’est la petite dernière de la plateforme France Tv Slash, qui ne cesse depuis quelques années de nous proposer des programmes forts et inclusifs qui démontent les clichés. Skam France, qui égale avec sensibilité la finesse de son originale norvégienne, Mental qui suit le quotidien de plusieurs adolescent.e.s dans un service de pédopsychiatrie ou encore Sex Talk qui réunit chaque saison un panel de jeunes adultes pour évoquer leur rapport au genre et à leur sexualité. Derby Girl s’annonçait comme une plongée prometteuse dans l’univers féministe du roller derby, mais la série de Nikola Lange déçoit.
Lola Bouvier, jeune gloire du patinage artistique junior échoue aux portes des championnats du monde. Face à la déception de sa mère et entraîneuse elle part en vrille au moment de la remise de médailles et coupe les doigts de sa concurrente arrivée sur la première marche du podium. Derby Girl nous projette dix ans plus tard : Lola, qui n’a toujours pas digéré cette défaite et l’abandon de sa mère, est caissière dans un magasin de sport et vit seule avec son père à Mézières. Alors que tout semble la prédestiner à une vie morne et ennuyeuse, la jeune femme croise la route d’une équipe de roller-derby, Les Cannibales Licornes, qui vont bouleverser son destin et la contraindre d’affronter ses échecs passés, en battant notamment les invaincues Black Weirdos à la prestigieuse Moon Derby Cup .
En choisissant le milieu du roller derby comme point de départ de sa fiction et la forme du récit initiatique, Nikola Lange avait toutes les cartes en main pour réaliser une série drôle, inclusive et pleine de sororité/adelphité*. Pourtant Derby Girl est encore une fois l’exemple flagrant et nécessaire qu’il ne suffit pas d’avoir des femmes au casting pour produire une série qui soit féministe dans sa forme comme dans son propos.
Bliss VS Derby Girl
À la lumière de la très faible représentation du roller derby dans l’univers du cinéma et des séries, on pouvait donc se féliciter de l’arrivée sur nos écrans de la série de Nikola Lange qui revendique dès ses premiers épisodes une filiation avec un autre film de roller derby, le premier film de Drew Barrymore, Bliss (Le personnage d’Elliot Page est rebaptisée par ses coéquipières Babe Rutheless/Barbie Destroy par ses coéquipières, la capitaine des Black Weirdos porte celui de Barbie Misery.)
Il suffit pourtant de comparer les deux productions pour constater tous les problèmes que posent la représentation du roller derby et l’écriture des personnages féminins dans Derby Girl. Comme le personnage principal de Derby Girl, Bliss Cavendar habite une petite ville perdue (au fin fond du Texas) et s’ennuie à mourir dans son quotidien de serveuse, entrecoupé par les concours de beauté auquel sa mère lui impose de participer.
Comme Lola Bouvier, Bliss Cavendar tombe par hasard sur les membres d’une équipe de roller derby dans un magasin de sport et décide de se rendre à leur entraînement. Et c’est à cet endroit que se creuse le fossé entre Bliss et Derby Girl, puisqu’à la différence de Bliss, qui va trouver dans le roller derby une vocation et une famille choisie, Lola Bouvier se croit d’emblée supérieure à l’équipe des Cannibales Licornes et n’aura de cesse d’essayer de les rendre plus compétitives, à l’image des obsessions inculquées par sa mère.
Dans Bliss les personnages sont d’emblée placés sur un pied d’égalité. La réalisatrice, Drew Barrymore, incarne d’ailleurs l’une des joueuses dans le film. Son héroïne va se découvrir une passion pour le roller derby et c’est grâce à l’atmosphère d’entraide et aux valeurs de cohésion et d’acceptation de ce sport qu’elle va acquérir les qualités nécessaires pour devenir une bonne jammeuse (l’équivalent de l’attaquante au roller derby) et gagner avec son équipe. Pour Lola Bouvier et son égo surdimensionné, le roller derby est un moyen d’oublier sa défaite passée et de prouver qu’elle peut être la meilleure en quelque chose. Une mentalité qui, ses coéquipières n’auront de cesse de le lui rappeler, va totalement à l’encontre des valeurs du roller derby.
Ego trip
Ce qui est dérangeant ici, ça n’est pas que le personnage de Lola soit détestable : il y a toujours eu au cinéma des personnages que les spectateur.ice.s adorent détester. C’est plutôt la faiblesse du scénario qui se noie littéralement dans des running-gags permanents et un humour premier degré superficiel et discutable.
Le personnage de Lola est figé dans le type de l’hystérique, qui passe globalement son temps à hurler et insulter chaque personne qui interagit avec elle. Et dès les premières images de la série ce comportement nous est présenté, de manière assez facile, comme la conséquence du manque d’amour et de reconnaissance de sa mère. Un trauma qui justifie l’écriture de l’humour oppressif du personnage de Lola (les scènes où ses coéquipière font de la pédagogie, tentant de la rendre moins homophobe, grossophobe ou sexiste sont présentées comme des runnings-gags) que le réalisateur vient parfois saupoudrer d’une petite dose de misandrie pour donner l’illusion que c’est bien sur « tout » le monde que son héroïne passe ses nerfs. Seulement voilà, lorsqu’on y regarde de plus près, cette universalité se limite bien souvent à nourrir des clichés sexistes et misogynes et véhiculer des stéréotypes sur la féminité, contre lesquels les valeurs du roller derby s’érigent précisément.
Le seul espace de jeu que Nikola Lange laisse à son actrice consiste ainsi en ses accès permanents de colère ridicule et d’humour sardonique, qui limitent considérablement les possibilités de jeu de Chloé Jouannet, et sont censés désamorcer la violence des propos qu’elle tient : Lola est absurde et ridicule donc tout ce qu’elle dit est absurde et ridicule et doit à ce titre être pris au premier degré. Un parti pris d’écriture infiniment discutable, qui lasse dès les premiers épisodes, un comble pour une mini-série de trois heures et quelques au total.
Humour degré zéro
L’exemple le plus flagrant du problème posé par Derby Girl peut ainsi être résumé par l’analyse du traitement de la grossophobie dont la thématique est abordée de manière extrêmement gênante. La grossophobie, le contrôle des corps féminins et la violence qu’ils impliquent sont bien sûr une réalité dans les milieux sportifs, pourtant le roller derby est précisément l’un des sports où l’entre soi féminin.s* se construit sur des valeurs de cohésion et d’acceptation de chacun.e.s (le roller derby est le seul sport auquel est apposé le qualificatif de « masculin » puisqu’il est considéré comme par essence féminin).
Mais la série de Nikola Lange rassure très vite celleux qui pourraient s’inquiéter de l’empowerment féminin que représente ce sport, les personnages de sa série sont bien des femmes comme les autres, des rivales comme les autres. Et cette rivalité se traduit constamment par un discours de contrôle extrêmement gênant véhiculé par les hommes sur les femmes et par les personnages féminins entre elles.
Dès les premières images du film un carton qui sépare le flash-back de la défaite de Lola et sa vie présente nous fait entrer dans le vif du sujet « Dix ans plus tard et dix kilos en plus. » D’emblée, le personnage de Lola, qu’on a à peine entrevu et qui nous a été présenté dans une position de vulnérabilité est réduit au regard porté sur son corps. Ce carton construit le regard que les spectateur.ices vont porter sur Lola et nous invite à rire d’une absence de maîtrise de son corps, lié à l’abandon d’une discipline dans lequel il était hyper contrôlé. Lola ne correspond plus aux standards de beauté du patinage artistique, voilà ce que nous dit ce carton et pourtant elle nous apparaît comme pleine de confiance en elle. Ce postulat aurait pu ouvrir la porte à un discours positif, pourtant le réalisateur cède à la facilité d’une représentation classique de la rivalité féminine : Lola a intégré ces discours et va à son tour les faire subir à ses amies et aux filles de son entourage pour compenser le manque de confiance que son égocentrisme peine à masquer.
Il suffit pour s’en convaincre d’analyser l’écriture scénaristique du personnage de MJ, une des coéquipières de Lola, qui nous est d’emblée présentée comme le stéréotype du faire-valoir de l’héroïne principale. Dès sa première apparition MJ est réduite à son apparence physique et son poids. Aucun discours sur le sentiment éprouvé du corps n’est porté par le personnage de MJ elle-même, ce sont les autres qui produisent des discours sur elle, toujours nourris par les mêmes stéréotypes dégradants (l’addiction à la nourriture, le manque d’endurance et de capacités physiques, etc).
Lors d’une séquence particulièrement embarrassante, le personnage de Lola tente de se racheter auprès de MJ (elle a abandonné toute l’équipe des Cannibales Licornes pour participer à une tournée de patinage artistique) en parodiant la scène de la déclaration d’amour du film Love Actually. Alors que MJ demande à Lola si elles sont désormais comme sœurs, cette dernière lui répond hilare « Enfin MJ, j’adorerai, mais personne n’y croira… Je suis hyper bonne. » La déclaration d’amitié, qui aurait pu être l’occasion d’une promesse d’égalité et de sororité se termine sur un choix scénaristique confortable qui en dit long sur le pouvoir que représente le fait de donner à voir des femmes qui s’entraident et se valorisent à l’écran.
Et la lourdeur scénaristique atteint son point culminant avec le running- gag éculé du petit ami imaginaire, puisque, ses amies en sont persuadées durant toute la série, le petit ami que MJ dit avoir rencontré et qu’elle ne leur a pas présenté ne peut pas être réel. Un nœud scénaristique vu et revu qui se dénoue finalement en faveur de MJ, puisque l’équipe découvre le petit ami en question venu l’encourager à la Moon Derby Cup. Reste qu’on nous a martelé pendant cinq épisodes à grand renfort de blagues douteuses qu’il n’était pas imaginable qu’un garçon daigne aimer et désirer une fille comme MJ.
Comme Nikola Lange l’a évoqué lui-même dans une interview accordée au CNC « il y a deux trois blagues qui sont limites » dans Derby Girl, un constat légèrement tardif auquel on aimerait opposer la brillante réflexion produite par l’humoriste australienne Hannah Gadsby dans son show Nanette. Alors qu’elle y aborde des thématiques comme la lesbophobie ou la grossophobie subie tout au long de sa vie, Gadsby revient à un moment clé de son spectacle sur sa pratique de l’autodérision, sur laquelle elle a construit toute sa carrière. Elle explique alors à son auditoire avoir pris conscience que se moquer de soi-même lorsqu’on est une personne dont l’existence se construit déjà à la marge, pour rassurer son auditoire, ne véhicule pas un message d’humilité mais d’humiliation de soi.
- Les termes de sororité et d’adelphité désignent le sentiment de solidarité féminine et son élargissement aux personnes trans et non-binaires.
- Le roller derby se joue en non-mixité choisie et peut être pratiqué par des personnes trans et non-binaires, dans une volonté d’inclusivité j’utilise le point médian derrière le terme féminin lorsque j’évoque la représentation des corps féminin.s et des féminité.s plurielles dont le roller derby permet l’expression.