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David Fincher revient vers nous avec Mank, son premier film en noir et blanc : formidable occasion de raconter un cinéaste qui a toujours recherché la lumière dans les quêtes les plus sombres. Outre l’obsession et la méticulosité qu’il constitue, le cinéma de David Fincher est bien une affaire de teintes entre les formes pour mieux faire exploser nos repères dans la fiction.
Que David Fincher sorte un nouveau film réalisé en noir et blanc avec Mank n’est pour nous pas une surprise du fait qu’il nous permet d’aborder le cinéaste loin de l’idée selon laquelle il serait un maniaque obsessionnel qui va vite. Coupons les ponts vite fait : il est très étonnant de constater que le cinéaste est seulement et toujours réduit à ces qualificatifs, certes véridiques et vérifiés mille fois, et ce depuis des années, qui permettent de s’en donner à cœur joie à propos de ses films, séries, clips et autres publicités. C’est peut-être un symptôme critique digne de celui subit par Stanley Kubrick : cinéaste hélas réputé pour ses condescendantes plongées dans les tréfonds de la pulsion humaine à travers une mise en scène statique et distancée, alors qu’il est un grand optimiste quand il filme la vie après la mort dans Shining, le retour aux besoins naturels nécessaires à la fin de Eyes Wide Shut ou la naissance du Surhomme dans 2001, l’odyssée de l’espace pour ne citer que ces exemples évidents.
Le goût tant affiché par David Fincher pour des correspondances entre des caractères de plusieurs de ses films, et même entre plusieurs films eux-mêmes dans une même filmographie, peut nous aider à y voir plus clair. Chez Kubrick, c’est Lolita qui préfigure les pulsions de Eyes Wide Shut, alors que David Fincher annonce Mank dans Benjamin Button, autre portrait d’un homme américain dont la croissance exceptionnelle et dessinant le courant de sa vie – comme Citizen Kane pour l’histoire du cinéma – se déroule pendant l’Entre-deux-guerres. Ce n’est pas une ligne droite, rien ne sert de faire de la synthèse car c’est ici une affaire d’ententes, de ressemblances, d’ajouts et même de suppressions, de multiplicité dans le regard ; ce n’est pas noir ou blanc, mais noir et blanc.
L’art de la nuance
Une obsession ne fait jamais l’objet de la nuance. La première s’annule quand la seconde s’ajoute d’elle-même, jusqu’à se déformer – cette évolution farouche qui a par exemple mené le David Fincher anarchiste de Fight Club vers le David Fincher apprenti-sociologue de The Social Network. La ressemblance ne fait toujours pas de synthèse, elle est le fruit d’un travail caméléon, ou la réinvention desserre le regard et le rend libre d’adopter sa propre nuance. Cette autre croissance du cinéaste trouve un reflet intéressant dans sa quadrilogie de l’enquête policière : Se7en, Zodiac, The Girl with the Dragon Tatoo et Gone Girl. Ces films se ressemblent mais n’adoptent pas le même regard ni le même point de vue. L’enquête est partout, mais Se7en est ocre, Zodiac est bleu nuit, Millenium est (un faux) noir et blanc, puis Gone Girl rouge sang. La crasse du premier s’ajoute à la méticulosité du dernier, la vérité est voilée par l’écriture des lettres du Zodiac quand l’amour la floute dans Millenium – terrible dernière partie du film se concentrant sur la relation impossible entre Lisbeth Salander et Mikael Blomkvist.
La quête de la vérité dans ses films policiers prend souvent le dessus sur les personnages : cette fameuse obsession maladive qui les prend à bras le corps, faite de précision dans la mise en scène et de clairs-obscurs fétichisant la moindre parcelle de l’enquête. Cette dynamique obsessionnelle va bien au-delà car le film se déforme de lui-même, n’offre ni résolution, ni synthèse. Le vrai et du faux dans la même image ; c’est noir et blanc. Dans Se7ven, c’est l’incapacité de Mills et Somerset de bosser ensemble – et quand on pense que c’est le cas, John Doe arrive et explose tout. Dans Zodiac, la résolution de l’enquête ne se fait pas sans heurts – un journaliste froissé, l’enquêteur perdant son éthique – et ne passe pas par des preuves reconstituées, mais par la croyance du spectateur et le pouvoir de la fiction. Dans Millenium, une hackeuse anarchiste fait l’enquête avec un journaliste subissant lui-même un recours judiciaire – les enquêteurs recherchent leur propre éthique. Dans Gone Girl, apogée de ces nuances contraires qui s’assemblent et se ressemblent, l’esprit noir de Amy Dunn, mariée psychopathe orchestrant son propre meurtre, se confronte au blanc coupable de Nick, ce mari nonchalant dont l’innocence semble elle aussi mise en scène.
Vers les abîmes de la fiction
C’est comme confondre des personnages avec des spectateurs : se plonger dans le monde du faux pour finalement croire que c’est vrai. La mise en scène de Gone Girl fait tout pour mettre en abîme son spectateur dans le mensonge continu d’Amy. Il en va de même pour le feuilleté romanesque de Benjamin Button, dont l’authenticité au début dérange, avant de se prendre au jeu, d’accepter que le temps s’inverse, que les temps se croisent, à l’image de la fille de Daisy lisant le journal, en voix-off, pour mieux nous bercer. Sans parler de The Game, chasse ultra-moderne dont « le jeu » désigné n’est autre que celui de la mise en scène et de son spectateur coincé en son intérieur. C’est la promesse (connue) du huis-clos dans Panic Room ou la cassure d’une saga et de ses images cultes dans Alien 3. Et pourtant, Fincher ne semble pas épouser cet abîme. Il n’est pas un romantique : on pense aux fins brutales de Se7en, Millenium et Gone Girl, laissant périr ses personnages dans un fondu au noir extrêmement glacial. Mais cela ne fait pas de lui un condescendant non plus, mais un véritable enquêteur des formes et de l’écriture qui, comme tous ses personnages, finit sans preuve alors qu’il est sur le point de conclure.
Dans The Social Network, racontant la naissance et l’apogée de Facebook sous un fond de drame social, Fincher mène l’enquête du phénomène ; au cœur du processus, à l’os. Le nombre incroyable de détails qui existent dans The Social Network fait de lui un enquêteur-raconteur d’histoire qui donne un sens entier à un plan d’une souris d’ordinateur se déplaçant sur un tapis, ou à une bière s’explosant contre le frigo du nouvel appartement californien ou, fait bien connu, d’une course de rameurs rythmée par une symphonie de Edvard Grieg. Avant de perdre tous ses moyens dans un dernier geste magnifique où Mark Zuckerberg invite en ami son ancienne compagne alors qu’il est en plein procès. David Fincher fait comprendre qu’il n’a pas réussi à percer le mystère de la machine Zuckerberg/Facebook : il nous laisse la clé de cette énigme qui, encore aujourd’hui, régit l’amitié virtuelle, ce qu’il y a de plus faux. A l’image de son héros, il rafraîchit la page, espère une conclusion, mais elle ne viendra pas. Il n’a plus de preuves, ou n’en pas assez : comme Robert Graysmith dans Zodiac, comme Nick Dunn dans Gone Girl, comme Marla Singer dans Fight Club.
Rester sur sa fin
Laisser la clé aux personnages, la transmettre au spectateur pour élucider ce qui ressemble en tout point à une énigme existentielle – une moto s’enfonçant dans la nuit enneigée de Millenium, le premier et dernier plan de Gone Girl ou l’énorme bite qui surgit à la dernière seconde de la dernière pellicule déchirée de Fight Club alors que les tours de la finance (du cinéma ?) tombent une par une. Tant d’études de formes et de quêtes accidentées pour arriver à cette froideur, cette soudaine respiration terminale qui fait mourir le film et fait aligner un propos scandaleux : à mort Ripley et la finance, Facebook est bien inventé par un salaud refoulé, le mariage se corrompt et la vérité disparait de la surface de la Terre (Zodiac, The Game et les yeux ébahis de Jodie Foster à la fin de Panic Room). David Fincher poursuit l’enquête mais ne peut la terminer, car elle se nourrit de ses formes et des regards sur elle.
C’est dans cette rupture terrible que se conclue la plupart des films de David Fincher. S’il y a un bien un lien qu’il faudrait faire, , ou une synthèse, mais toujours dans le registre de la nuance, de ce qui reste de lumière dans le propos le plus noir, c’est qu’il existe une déchirure, un nihilisme à toute épreuve. Pourtant, quand bien même David Fincher nous laisse dans une box où une boucle d’images d’une blonde meurtrière, à l’intérieur d’un ordi qui s’actualise toutes les cinq secondes, ou en proie à la moindre lettre ou le moindre mot prononcé (Mindhunter) d’un tueur en série, David Fincher n’oublie pas que le blanc, la lumière, la réflexion qui en émane, s’ajoute à l’obscurité. Et à son tour elle nous reflète.