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« #BalanceTaBulle » – Violence dessinée à traits tirés

Crédits : Lenora Yerkes / Massot Editions

Dessiner le Non, dire la violence insidieuse par le biais de la BD, voilà le projet de #BalanceTaBulle, ouvrage graphique regroupant une soixantaine de bédéistes. Ayant reçu le prix Eisner 2020 de la meilleure anthologie, cette BD rassemble les courts récits autobiographiques de dessinatrices décidées à ne plus jamais se taire. 

Bridget Meyne, Mary Fleener, M.Louise Stanley, Sabba Khan et toutes les autres ont ceci de commun qu’elles tissent un récit mémoriel fait de fils et de traits variés. « Ces artistes ne se présentent pas en victimes, mais plutôt comme passeuses de vérité et dévoilent au grand jour les vilains secrets de leurs agresseurs », voilà ce qu’écrit Diane Noomin (Didi Glitz) dans la préface de cet ouvrage qu’elle a dirigé. Ce à quoi Roxane Gay (Bad Feminist) répond dans l’introduction : « Aucune de ces histoires n’est simple. Ces pages vous feront tour à tour réfléchir, rire ou enrager. (…) Toutes ces artistes, et autant de singulières “voix visuelles”, ont dessiné leur vérité. » 

« J’ai vraiment mal au cou. Je me suis mordu la langue et j’ai un hématome à l’os pubien. C’est vraiment flippant de se retrouver comme ça en danger. Beurk ! C’était comme dans les films. Mais sans la bande-son. »

M.Louise Stanley, « Ils ne dansent pas  »

Regards différents, violence unanime

Face au traumatisme, face au témoignage, s’accole souvent la honte injuste qui fait se taire et douter. Dans « Rage Queen », Lenora Yerkes propose un graphisme presque enfantin dont le récit se trouve envahi par les questions étouffantes que son entourage lui pose pour mieux éviter le fait évident : son frère l’a violée. Ces murs que l’incompréhension et la silenciation imposent se retrouvent également dans le récit de Sabba Khan – « Frontières brisées, lignes troubles » – lorsque la narratrice explique comment la censure de son expérience l’a piégée dans une tour en pierres de plus en plus haute au fil des ans.

Crédits : Maria Stoian/Massot Editions

Cette notion de tour, de protection que l’on construit mais aussi de piège qui nous enferme, est un thème récurrent dans les témoignages de #BalanceTaBulle. Dans « Superglue », Joamette Gil parle du cyberharcèlement sexuel qu’elle a connu étant enfant, et de cette trappe virtuelle dans laquelle elle s’est trouvée coincée alors même que sa mère l’empêchait de sortir pour la protéger des hommes. Et ceux-ci sont partout, sous toutes les formes et de toutes les couleurs : un pénis rose caché derrière un buisson chez Nicola Streeten, une main blanche dans des cheveux chez Cathrin Peterslund ou encore un Wolverine destructeur chez Lee Mars. Le témoignage du viol, de l’agression ou du harcèlement passe donc souvent par le souvenir d’une partie anatomique, d’un regard prédateur, d’une odeur. Ainsi, la violence masculine omniprésente apparaît sous son jour le plus réaliste : presque impalpable.

« Je me disais que je l’avais voulu. Cependant, pendant des années, partout autour de moi, la nuit noire et profonde hurlait. »

Trinidad Escobar, « Toutes ces années »

Douleur de dire, fierté de raconter

Lire ces récits, les voir illustrer, est dur. Dur puisque communs, dur puisque réels, dur puisque tangibles. « J’ai presque gerbé en dessinant cette histoire » écrit Carta Monir dans « Prêt à péter ». La mémoire traumatique, celle qui se manifeste lorsqu’une victime cesse de l’être en se racontant, se diffuse dans les traits de ces récits variés. Ainsi le dessin permet de canaliser la colère, la fureur et l’injustice d’avoir vécu ce que tant d’autres femmes expérimentent, ce que tant d’autres ne racontent jamais, ce que tant d’autres intériorisent corporellement. Fétichisation, manipulation, agressions justifiées par un sourire déplacé censé tout excuser : la violence qui censure se trouve déconstruite ici par l’acte de bravoure de ces dessinatrices.

Soixante dessinatrices témoignent de leur vie et de leur expérience du patriarcat. Elles passent la vérité, transmettent une parole et nous font entrer dans leur psychisme par le biais de leur art. Soixante femmes élevant la voix au sein d’une même BD, c’est énorme. Et c’est pourtant si peu lorsque l’on réfléchit à toutes celles qui ne diront jamais rien, qui n’écriront pas ou ne dessineront pas ce qu’elles ont vécu.

Crédits : Avy Jetter / Massot Editions

#BalanceTaBulle, anthologie sous la direction de Diane Noomin, Massot Editions, 28 euros

Etudiante en master de journalisme culturel à la Sorbonne Nouvelle, amoureuse inconditionnelle de la littérature post-XVIIIè, du rock psychédélique et de la peinture américaine. Intello le jour, féministe la nuit.

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