© D.R.
Alors qu’elle est d’ordinaire la sélection la moins médiatisée du Festival de Cannes, l’ACID tire cette année son épingle du jeu puisque son traditionnel festival des reprises qui a lieu du 2 au 4 octobre en France et dans plusieurs cinéma d’Europe était cette année un festival à part entière. L’occasion de découvrir les neufs films de la compétition des cinéastes indépendants et notamment La Última Primavera, premier documentaire de la réalisatrice espagnole Isabel Lamberti.
Dés les premiers plans du film le parti pris d’Isabel Lamberti est clair : montrer d’abord l’intimité de la cellule familiale et la manière dont celle-ci construit le rapport à ce lieu qu’est la Canada Real. Ainsi choisit-elle d’ouvrir son film sur les plans d’un enfant, couché sur un lit, que sa mère vient chercher pour l’emmener jusqu’à sa famille, qui l’attend pour lui souhaiter son anniversaire. C’est d’abord à travers les images d’un anniversaire comme les autres, que la réalisatrice ouvre notre regard à l’espace de ce qui est toujours aujourd’hui le plus grand bidonville d’Europe du sud. Long de quatorze kilomètres et divisé en six secteurs, la Canada Real abrite un nombre d’habitant.e.s dont l’estimation ne cesse de varier tant cet espace en marge de Madrid s’étend au rythme de celleux qui viennent le peupler (les ONG ont répertorié 8000 habitant.e.s en 2017). Entre 2004 et 2009, la Canada Real connaît une forte médiatisation lorsque le gouvernement espagnol décide de mener de violentes politiques de démolitions au sein des secteurs du bidonville, accompagnées d’un plan de relogement social des familles à Madrid et dans les villes avoisinantes.
La réalisatrice nous plonge dans la vie quotidienne d’une de ces familles, les Gabarre Mendoza, qui ont fait leur cet espace marginal et marginalisé. Tout au long du film, la réalisatrice va s’attacher à souligner la force des dynamiques de solidarités qui fondent l’occupation de ce territoire, comme lors de cette scène où l’un des fils Gabbare Mendoza et un ami à lui s’en vont dans les décombres du bidonville chercher des objets, matériaux que leurs familles pourraient réparer et transformer. Pourtant la dynamique collective s’enraye dès lors que les autorités annoncent la destruction d’une partie de la Canada Real et le relogement des familles concernées. Isabel Lamberti capture avec une infinie pudeur ce basculement, en une scène clé, celle où David le patriarche de la famille va réparer pour la énième fois les fils électriques du générateur qui alimente le secteur où il vit et fait du porte à porte pour convaincre ses voisin.e.s de se cotiser pour investir dans un nouveau générateur. Pour la première fois David se heurte à leur refus, puisque ces derniers refusent d’investir ensemble dans ce lieu qui n’est bientôt plus le leur et préparent déjà leurs affaires pour le grand départ.
La suite du film donne alors à voir avec beaucoup de justesse cette opposition entre deux visions du monde entre lesquelles la réalisatrice ne tranche pas. D’un côté les pouvoirs publics qui entendent reloger les habitant.e.s du bidonville dont l’espace est considéré comme source de danger pour ces familles. Ce discours on le retrouve porté à une échelle plus intime par la mère de Maria , habitante de Madrid, qui s’inquiète de voir sa fille élever son petit fils dans des conditions de vie qu’elle juge intolérables. De l’autre, l’appartenance à un lieu, un espace intime marqué par le souvenir de moments partagés en famille. La scène qui illustre le mieux ce clivage étant celle où l’assistant informatique de l’association pour le relogement explique à David que son fils va devoir effectuer sa propre déclaration de demande de logement, puisqu’il est père de famille. L’agent administratif ne montre alors aucune compassion face à la détresse du grand-père, qui tente vainement de lui expliquer qu’il a toujours vécu avec ses enfants et petits-enfants et que sa femme et lui souffriraient trop d’être séparé.e.s d’eux.
Isabel Lamberti trouve la distance nécessaire pour mettre en lumière toute la beauté et la drôlerie de la quotidienneté familiale, qui n’efface pas le rapport complexe qui unit les Gabarre Mendoza à ce lieu considéré comme marginal par ceux qui n’y vivent pas. Tout comme celles des autres familles, la maison construite par ces derniers sur les ruines du bidonville sera détruite et Isabel Lamberti saisit avec beaucoup de pudeur l’émotion des adieux à ce lieu dans lequel les Gabarre Mendoza ont vu grandir leurs enfants et petits-enfants. À la veille de leur départ, la famille organise une fête pour occuper une dernière fois l’espace intime de la maison qui s’apprête à être détruite. Au cours de cette ultime réunion à la Canada Real, plusieurs familles et générations se côtoient, partagent un repas et dansent ensemble, comme pour conjurer la peur de voir les liens amicaux et familiaux se rompre hors de ce quotidien partagé.
La Última Primavera est un documentaire engagé et bouleversant, qui résonne profondément avec les mots de Paul Valéry mis en avant par les réalisateur.ice.s de l’ACID dans l’éditorial de leur édition 2020 « Il y a deux visions du monde : la vision qui morcelle, la vision qui unit. » Le film d’Isabel Lamberti a été récompensé il y a quelques jours au San Sebastian Film Festival par le prix du meilleur film dans la catégorie « Nouveau.elle réalisateur.ice » et recherche actuellement un distributeur français.