LITTÉRATURESOCIÉTÉ

« Présentes » de Lauren Bastide – Sur les pavés, la rage

Crédits : Marie Rouge - Allary Editions

Avec son dernier essai féministe intitulé Présentes, Lauren Bastide appuie sa réflexion sur une quantité pléthorique de références bibliographiques, de chiffres et de sondages. Elle dresse un constat précis sur la place des femmes dans l’espace public.

Présentes n’est pas un essai exécuté de façon solitaire, il est le fruit des nombreuses conférences que Lauren Bastide a organisé au Carreau du Temple entre 2018 et 2019. En effet, le squelette de cet essai est bâti sur les expertises de neuf féministes parmi lesquelles se trouvent la journaliste-autrice-réalisatrice Rokhaya Diallo (Collectif les Indivisibles), la docteure en sociologie Hanane Karimi (Collectif les femmes dans la Mosquée), l’avocate et maîtresse de conférence Elisa Rojas (Collectif lutte et handicaps pour l’égalité et l’émancipation), les urbanistes Chris Blach et Pascale Lapalud (Collectif les Monumentales), la journaliste et militante LGBTQIA Alice Coffin (Associations Oui Oui Oui et AJL), la graphiste et auto-entrepreneuse Anaïs Bourdet (Tumblr Paye ta Schnek), la coach professionnelle et auto-entrepreneuse Marie Dasylva (Créatrice de l’agence Nkali Works et du #Jeudisurvieautaf) et la militante féministe et formatrice Caroline De Haas (Associations Egaé et NousToutes.org).

Les murs invisibles de l’espace public

La théorie centrale de cet ouvrage explique que l’espace public – les rues, les institutions, les médias – est régi par un faux neutre. Une sorte d’idéal démocratique républicain continue de promouvoir un libre accès à tous ses lieux or il n’en est rien. Si pour les hommes, la rue est un territoire à conquérir, il n’est qu’un espace de transit pour les femmes. Souvent, celles-ci vont d’un point A vers un point B, là où les hommes investissent en grande pompe les city stades, les bancs publics et autres terrains de pétanque. La rue n’est donc pas pensée pour les femmes – seulement 37 statues de femmes illustres sur 350 dans Paris. Et elle devient même un espace hostile qu’elles doivent se réapproprier. En 2019, 81 % des femmes ont subi au moins un cas de harcèlement de rue, 100 % ont vécu un cas de harcèlement dans les transports en commun.

Mais le constat ne s’arrête pas là. L’autrice et ses collaboratrices montrent à quel point l’espace public peut être excluant pour les individus qui ne correspondent pas à la norme oppressante blanche, hétérosexuelle et valide. Preuves à l’appui : 18 % des femmes lesbiennes ne manifestent jamais de gestes de tendresse dans la rue (SOS homophobie, 2015), 75 % des agressions islamophobes touchent les femmes (CCIF, 2019). Ce problème d’invisibilisation par la norme est analysé par Hanane Karimi sous le prisme de l’assignation à l’altérité radicale : « On exige plus des individus du groupe stigmatisé – qu’il s’agisse des groupes racisés, des homosexuels, des femmes – que de ceux du groupe dominant. Ils/elles doivent “mériter” ce que les autres ont de droit, de naissance. »

Entre-soi structurel

L’espace public n’est donc pas accessible à tous.tes de la même manière. Il l’est encore moins pour les individus en situation de handicap. La plupart des villes sont inaccessibles pour les personnes non-valides – trottoirs trop petits, manque de rampes au sein des institutions publiques, transports en commun sans ascenseurs : « L’espace public est validiste, c’est-à-dire qu’il discrimine, de façon systémique, les personnes handicapées. Comment exercer pleinement ses droits de citoyen·ne quand l’accès même à l’espace électoral, à l’espace judiciaire, à celui de l’expression politique et médiatique vous est interdit ? »

Cette marginalisation se retrouve bien évidemment dans les médias où l’entre-soi règne en maître. Là encore, Lauren Bastide présente des chiffres qui feraient taire n’importe quel sceptique : « Une enquête du service CheckNews du journal Libération a démontré que, entre le 11 octobre 2019 et le 16 octobre 2019, 85 débats sur le port du voile ont été organisés sur les quatre principales chaînes d’info françaises, mobilisant 286 intervenants. Aucune femme portant le voile n’a participé à ces débats. » Un savant mélange de mythification du colon sauveur et de décrédibilisation de la parole des femmes conduit à une telle absurdité.

Les médias restent donc majoritairement tenus par des hommes blancs qui opèrent et évoluent dans un milieu non-mixte au sein duquel ils analysent des sujets de société qu’ils ne maîtrisent pas. De fait, selon l’autrice, la palme d’or de la pire gestion médiatique d’un mouvement militant revient à la France lors de la vague #MeToo. Si dans le New-York Times la journaliste Sandra Muller – à l’origine du hashtag #BalanceTonPorc – a fait partie des personnalités de l’année 2017 en tant que « Silence Breakers » ; en France, elle a été condamnée à 1500 euros d’amende pour diffamation.

« La France a été championne du monde du traitement à côté de la plaque de la déferlante #MeToo, laquelle est constituée, faut-il le rappeler, de plusieurs millions de témoignages. (…) L’hebdomadaire culturel Les Inrocks décide, la semaine suivant l’émergence du hashtag, de mettre en une un musicien qui fait alors son come-back, Bertrand Cantat, reconnu coupable du meurtre à coups de poing de sa compagne Marie Trintignant en 2003. Et je vous passe la une du magazine Causeur, qui titre en novembre 2017 : « Harcèlement féministe : arrêter la chasse à l’homme ».

Lauren Bastide, Présentes

Le syndrome de Cassandre

Dans la mythologie grecque, Apollon punit Cassandre en lui crachant dans la bouche car celle-ci a refusé ses avances. Elle est alors condamnée à connaître la vérité sans que jamais personne ne la croit. Cette métaphore semblera certainement très familière à beaucoup de militantes : « Vous pensez sûrement que j’exagère, mais c’est ça, le quotidien du féminisme en France. Des femmes qui disent des choses sensées et qui se font aussitôt insulter. » Il y a donc des femmes de tous bords qui militent pour changer les mentalités, acquérir plus de droits et de visibilité et qui se font couper la parole, qui sont décrédibilisées voire censurées. C’est ce qu’explique Rokhaya Diallo à Lauren Bastide. Les médias la présente constamment comme une militante – et non comme une autrice, une réalisatrice, une journaliste – alors même que ses interlocuteurs sont introduits comme étant des intellectuels ou bien des chercheurs. Derrière ce procédé, il y a une profonde dichotomie infantilisante entre la manifestante insensée et l’intellectuel rationnel.

Le discours des féministes n’est donc pris en compte ni à sa juste valeur, ni dans sa profonde complexité. S’il est facile de créer un stéréotype de la militante, il semble en revanche plus difficile de parler des violeurs. Lauren Bastide prend pour exemple la campagne de la RATP contre le harcèlement dans les transports en 2018 : « On voyait sur des affiches des femmes, dans une rame de métro ou sur un quai, menacées par des prédateurs dépeints sous les traits d’un ours, d’un buffle ou d’un crocodile. Comme si les harceleurs n’étaient pas des hommes, mais des animaux ou des monstres. » Pourtant, l’actrice Adèle Haenel l’a bien dit lors de son interview pour Mediapart en 2019 : « Les monstres, ça n’existe pas. C’est notre société. C’est nous, nos amis, nos pères. » Persiste donc un déni palpable dès qu’il s’agit de nommer les violeurs et les violences. Sauf si ces violences servent l’intérêt nationaliste.

Mythologie raciste du violeur

De fait, elle insiste sur la différenciation de traitement médiatique des violences sexistes en fonction de l’identité de l’agresseur : « On a d’un côté la “séduction à la française”, souvent défendue par de vieux chroniqueurs radio et de grandes bourgeoises qui s’émeuvent dans la presse féminine du fait qu’Anatole, leur rejeton de 17 ans, ne sache plus s’il a le droit de draguer (…) et puis de l’autre, on a les Noirs et les Arabes. Oui, parce que lorsque le harcèlement de rue est exercé par des jeunes hommes “issus de l’immigration”, il devient un fléau. » Silenciés, invisibilisés, censurés, interrompus, corrigés, les témoignages des femmes sont rarement pris au sérieux dans l’espace public et lorsqu’ils le sont, il faut se méfier de l’utilisation fémonationaliste tapie dans l’ombre.

« Mon travail est de rappeler que les hommes de tous les milieux peuvent harceler. Le harcèlement, c’est absolument partout. L’idée de monter le blog est venue du constat qu’on est toutes concernées. J’ai voulu le localiser pour montrer que ce n’est pas seulement dans les quartiers à forte population immigrée. Mais il y a du déni à chaque témoignage que je poste. Et quand c’est un homme blanc l’agresseur, c’est sur la victime qu’on s’acharne ! »

Anaïs Bourdet pour Lauren Bastide, Présentes

« Je » fédérateur

Dire « je » ensemble, voilà l’une des solutions apportées par Lauren Bastide et ses collaboratrices. Pour renverser la peur et la paralysie auxquelles nous sommes confrontées, il est essentiel de se réapproprier nos discours. La coach professionnelle Marie Dasylva expose à l’autrice cette nécessité de se dire victime sans honte. « On prend du pouvoir quand on commence à raconter nos histoires, c’est une question de contrôle. (…) Je dis, je me dis, donc je contrôle la situation. Elle poursuit : Se dire victime, c’est le début d’une conversation honnête avec soi (…) c’est désigner un coupable. C’est dire : je ne suis pas responsable. C’est dire : c’est toi, l’agresseur, c’est toi qui dois évoluer. » Pour cela, les réseaux sociaux ont permis d’opérer de grandes avancées concernant la circulation de la parole. Ils ont été le terrain de nombreux échanges, la plateforme de rencontres qui n’auraient jamais eu lieu autrement. Cependant, Lauren Bastide interroge la qualité de ce terrain de lutte que sont les réseaux. Ne constitueraient-ils pas « un espace public au rabais » ? Est-ce que cela n’arrangerait-il pas tout le monde que les militant.e.s restent confiné.e.s sur ces plateformes ? L’autrice développe cette hypothèse en apportant tout un tas de nuances et d’interrogations enrichissantes.

Elle en vient même à comparer les injonctions faites aux femmes dans la rue et sur les réseaux sociaux. Public et vaste, Internet est souvent le lieu d’altercations hyperviolentes, de raids anti-féministes, de harcèlements racistes et homophobes : « D’après un rapport de l’ONU Femmes publié en 2015, 73 % des femmes interrogées par l’agence déclarent avoir été victimes de violences en ligne, dont 18 % ont été confrontées à une forme grave de ces violences. » Dès lors, on enjoint les femmes à faire attention à leurs comportements ainsi qu’à leurs publications, au même titre qu’on les conseille de ne pas rentrer seules le soir. Or ce sont les comportements des agresseurs qui doivent être sanctionnés, pas ceux des femmes. Ajoutée aux cas de harcèlement, la censure sur les réseaux reste monnaie courante. Les GAFAM ne parviennent pas à différencier les contenus pédagogiques des contenus pornographiques ce qui provoque la fermeture de nombreux comptes féministes dont le discours est nécessaire au changement des mentalités.

« Est-ce que ça n’arrangerait pas tout le monde que les réseaux sociaux soient le principal terrain d’expression des féministes ? Ne serait-il pas une sorte d’espace public au rabais qu’on nous aurait concédé ? La presse va mal, les quotidiens se vendent de moins en moins, n’empêche qu’une tribune de Catherine Millet dans Le Monde aura toujours plus de poids qu’un post du compte @agressively_trans sur Instagram. »

Lauren Bastide, Présentes

Présentes rassemble, recoupe, analyse des données irréfutables illustrant avec pertinence les violences et discriminations qui sévissent en France. Cette lecture est nécessaire puisqu’elle permet d’inverser le rapport de force, de faire taire les sceptiques, les faux rationnels et autres moralisateurs vieillissants qui reprochent constamment aux militant.e.s de ne pas avoir de chiffres ou de faits précis. Au-delà des pourcentages, Lauren Bastide mène – non sans une pointe d’humour – une réflexion solide. Lire cet essai est un acte militant, une prise de pouvoir politique. Lire cet essai amène toutes les lectrices à se réapproprier leur espace et leur histoire.

« Calmer la colère, c’est nier l’urgence. »

Alice Coffin pour Lauren Bastide, Présentes

Présentes de Lauren Bastide, Allary Editions, 19,90 euros.

Etudiante en master de journalisme culturel à la Sorbonne Nouvelle, amoureuse inconditionnelle de la littérature post-XVIIIè, du rock psychédélique et de la peinture américaine. Intello le jour, féministe la nuit.

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