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Adaptée du best-seller de Matt Ruff, Lovecraft Country, la nouvelle série de Misha Green produite par Jordan Peele débarque sur OCS et offre une plongée fantastique et militante dans l’Amérique glaçante de la ségrégation.
Un soldat noir armé d’un pistolet-mitrailleur émerge d’un champ de bataille en pleine nuit. Il tire à l’aveugle et évite les balles tout autour de lui. Mais lorsqu’il lève les yeux ce ne sont pas des bombardiers qui criblent le ciel mais des soucoupes volantes, de gigantesques pieuvres ailées et des robots extra-terrestres sortis tout droit de La Guerre des mondes. Une jeune martienne à la peau écarlate quitte son vaisseau et descend sur terre en lévitation pour venir embrasser notre héros tandis que derrière lui des gladiateurs romains se sont mêlés aux militaires. Et lorsqu’un poulpe monstrueux s’apprête à tous les dévorer, ils sont sauvés in extremis par Jackie Robinson, le joueur de baseball qui mit fin à la ségrégation dans le sport en 1947, et qui fait son apparition en brandissant sa batte comme un sabre laser.
Les premières images de Lovecraft Country, la nouvelle série produite par Jordan Peele et J.J. Abrams pour HBO et qui commence aujourd’hui sur OCS ressemblent à un délirant mélange de genre dans la lignée de Watchmen de Damon Lindelof (2019). Mais tout ça n’est qu’un rêve et Atticus Freeman (joué par Jonathan Majors, tout juste sorti de son rôle dans Da 5 Bloods : Frères de sang de Spike Lee) se réveille au fond d’un bus en direction du Sud. Lecteur amoureux de science-fiction depuis son enfance il tient dans ses bras un roman du maître du space opéra Edgar Rice Burroughs. Mais si Atticus est au fond du bus, ce n’est pas parce qu’il y trouve l’air plus frais, c’est parce qu’en 1950 aux Etats-Unis, les Noirs n’ont pas leur place aux premiers rangs. Ils n’ont d’ailleurs pas plus leur place dans la littérature SF, comme le lui faisait remarquer son père Montrose (dont le rôle est interprété par Michael Kenneth Williams, le légendaire Omar de la série The Wire), avant de disparaître mystérieusement. Quand le père s’en prenait à son fils, il lui faisait remarquer que son auteur fétiche était surtout le papa de Tarzan, le héros le plus raciste de l’histoire de la littérature et que son autre écrivain préféré, Howard Phillips Lovecraft, le génie de Providence, l’inventeur de la littérature d’ « horreur cosmique » était au fond un puritain haineux et promoteur d’une idéologie de suprématie de la race blanche.
À la recherche de son père, Atticus va s’aventurer dans le « pays de Lovecraft », et découvrir une Amérique déchirée par les tensions raciales et infestée par des fantômes, des sociétés secrètes et des monstres féroces issus entre autres de l’imaginaire de l’auteur de L’Appel de Cthulhu. Et c’est là que réside la plus grande force de la série qui s’inscrit dans cette veine fantastique, horrifique et politique qui a ressurgi de manière flamboyante avec Get Out en 2017. Mais le nom de Jordan Peele à la production ne doit pas masquer ceux des vrais créateurs de la série : Matt Ruff, l’écrivain du roman original paru en 2016 et la showrunneuse Misha Green, créatrice des deux saisons de l’excellente série Underground (2016-2017) sur la mise en place d’un chemin de fer clandestin par les esclaves d’une plantation de coton. L’autrice de 35 ans s’empare du livre et en respecte scrupuleusement l’esprit et la chronologie tout en y creusant une place pour un rôle féminin d’envergure, celui de Letitia, l’amie d’enfance d’Atticus, tenu par l’actrice d’Underground Jurnee Smollett. Elle a aussi l’idée de moderniser les citations d’ouvertures de chapitres. Dans le livre, elles sont tirées de sources diverses comme le Guide du voyageur serein à l’usage des Noirs (le fameux « livre vert » publié entre 1936 et 1966 qui recensait les adresses où les Noirs pouvaient être reçus et servis pendant la ségrégation et les Sundown Towns où ceux-ci n’avaient plus le droit de se déplacer après le coucher du soleil et qui a inspiré le film de Peter Farrelly, Green Book : Sur les routes du Sud (2018) ou encore un formulaire d’exclusion des Noirs du marché immobilier qui circulait à Chicago dans les années vingt. Dans la série, ce sont des enregistrements des grandes voix de la littérature afro-américaine du vingtième siècle.
« C’est une question de point de vue, le rêve américain s’est érigé à l’encontre des Noirs ». « Où vous trouvez-vous dans le monde ? Quelle est votre perception de la réalité ? Cette perception a construit votre identité ? »
James Baldwin (1965)
« Tic », « Leti » et l’oncle George chargent leurs affaires dans leur voiture pour partir à l’aventure chasser les fantômes, et soudain une voix off anachronique se fait entendre, c’est l’écrivain James Baldwin, qui dans un débat célèbre de 1965 face au conservateur William F. Buckley Jr., exprime son malaise avec la retenue, l’éloquence et la passion qui le caractérisent devant les inégalités raciales qui minent l’Amérique. « C’est une question de point de vue », dit-il, « le rêve américain s’est érigé à l’encontre des Noirs ». « Où vous trouvez-vous dans le monde ? Quelle est votre perception de la réalité ? Cette perception a construit votre identité ? ». C’est alors que Lovecraft Country s’écarte d’un pur programme de divertissement à l’efficacité redoutable pour rejoindre un grand mouvement contemporain qui anime les séries et le cinéma de notre temps et qui s’est donné comme mission de nous apprendre à regarder avec les yeux des autres car, comme le rappelait Baldwin, notre identité est une construction de nos perceptions.
Dans le livre de Matt Ruff, le jeune Atticus observe une annonce illustrée par une famille blanche qui glisse littéralement vers sa destination dans une voiture volante dotée d’une bulle de verdure en guise de toit. Béat d’admiration, il dit à son père : « Regarde ! C’est l’avenir ! ». (Matt Ruff, Lovecraft Country / tr. Laurent Philibert-Caillat, Presses de la Cité, 2019, p.51). Mais ce qu’il ne réalise pas, c’est que l’avenir de l’Amérique à ce moment-là, en tant que jeune Noir, il n’en fait pas partie. Avec ses airs de zapping effréné de culture pop où sur la musique de Scooby Doo, des zombies et des vampires tout droits sortis de Buffy rencontrent une Mrs. Hyde cousine de Lisbeth Salander pour une chasse au trésor inspirée d’Indiana Jones, Lovecraft Country n’est rien de moins qu’un conte moderne, héritier contemporain d’une longue tradition de la métaphore fantastique qui part d’aussi loin que possible pour mieux éclairer le réel et parler de chez soi. Ici, sous le divertissement haut en couleurs, il est gravement question de l’avenir de la fiction et de la guérison des maux profonds du racisme à l’heure où ceux-ci ne cessent de ressurgir comme autant de diables lovecraftiens.