Crédits : Fanny Monier
Chaque mois, un membre de la rédaction se confie et vous dévoile sa madeleine de Proust, en faisant part d’un livre qui l’a marqué pour longtemps, et en expliquant pourquoi cet ouvrage lui tient à cœur.
Retour à Reims est un récit autobiographique du sociologue et philosophe Didier Eribon qui emmène le lecteur en terres rémoises. Honte sociale, honte sexuelle, l’auteur a trouvé de nombreuses raisons d’éviter son milieu d’origine. Homosexuel et issu de classe populaire, l’intellectuel expose ses dilemmes dans une auto-analyse qui touche juste.
La sociologie à la première personne
Je suis élève en classe préparatoire quand le nom de Didier Eribon m’est soufflé pour la première fois. Fasciné par la question des transfuges, je me trouve confronté aux écrits du sociologue et philosophe rémois et à ceux de son alter-égo littéraire Annie Ernaux. Deux figures médiatiques dont j’ignore alors tout.
L’été suivant, je m’y attaque : Retour à Reims. Les concours sont passés. Je veux retrouver le plaisir intellectuel de mes cours de sociologie, le rythme infernal de la prépa en moins. A ma grande surprise, je découvre un récit limpide, touchant. Très vite, je pose le crayon à papier avec lequel je pensais prendre des notes et je plonge la tête la première dans ce texte sincère au sein duquel Didier Eribon se livre. La sociologie s’écrit à la première personne et en quelques pages, la grande histoire se retrouve dans la petite.
Le philosophe revient dans sa ville natale après la mort de son père. Reims, une ville qu’il délaisse très tôt tant elle cristallise des épisodes de vie difficiles. Dans ce milieu viriliste et homophobe, les contradictions se cumulent au point que le jeune Eribon parte. Les études parisiennes sont salvatrices pour le jeune homme qui découvre sa sexualité, s’épanouit dans une scolarité brillante et enfouit un passé qu’il juge peu glorieux. A la mort de son père, Didier Eribon est forcé de faire demi tour. Il retrouve une famille à laquelle il ne ressemble plus et analyse son propre classisme auquel il donne une expression : « honte sociale ».
Tous des transfuges ?
Avec Retour à Reims, j’ai l’impression d’apprendre autant sur moi que sur le monde qui m’entoure. Je pense comprendre le décalage qui s’installe, la rupture inévitable qui devient un fossé que les expériences à la pelle ne feront que creuser. Loin de mettre nos deux vécus au même niveau, je lie ma propre honte sexuelle et mon propre désir d’élévation sociale au récit. Quelques années plus tard, je déconstruirai ce mythe du transfuge auquel je me suis identifié en intégrant une « Grande École ».
Il faut dire que l’empathie est de mise. Eribon troque les circonvolutions conventionnelles pour la première personne du singulier. Le chercheur prend plein acte de sa subjectivité dans ce retour sur soi qui donne un éclairage inédit sur son travail. Largement reconnu pour Réflexions sur la question gay (que je lirai par la suite), le philosophe et sociologue donne un sens à ses sujets de prédilection, une raison à ses éventuels angles morts. Entre honte sexuel et honte sociale, intégration et rejet, Eribon doit choisir. Ses premières études portent sur l’homophobie plutôt que sur le classisme, pour un normalien, il semble que le sujet fasse moins grincer des dents ses potentiels lecteurs.
Dans le contexte médiatique de ces dernières années, il est aisé de s’identifier aux figures de transfuge. Ces trajectoires individualisées, dépolitisées, sont saluées pour leur aboutissement aux travers de longs papiers fantasmant l’élévation sociale sur fond de mépris de classe. Dans Slate, Laélia Véron a d’ailleurs publié un excellent article sur le sujet. A l’époque où je lis Retour à Reims, j’ai l’impression naïve que le texte est écrit pour moi. Pourquoi ?
Récit groupé
Retour à Reims est aussi un récit collectif. L’auteur revisite sa ville natale avec les penseurs qui lui ont permis de s’épanouir. Des penseurs qu’il a parfois côtoyé comme Pierre Bourdieu ou Michel Foucault, rien que ça. Mais le référentiel de l’auteur est plus large. Il se nourrit de ceux dont il a analysé le travail par le passé comme Eve Kosofsky Sedgwick, Oscar Wilde, Marcel Proust, André Gide… Il ne s’agirait pas d’oublier que Eribon a été critique littéraire pendant des années au Nouvel Observateur.
C’est pourtant pour mettre en lumière des mécanismes de groupe qu’Eribon fait appel aux auteurs. Cet imaginaire ne se déploie pas pour faire la démonstration de l’érudition du sociologue. La réputation du maître à penser d’Edouard Louis n’est déjà plus à faire quand Retour à Reims n’est encore qu’un livre (quelques années plus tard, ce sera une pièce. On vous en parlait ici). Avec un acharnement peu commun, Didier Eribon repolitise la figure du transfuge. Si on connaît l’engagement à gauche du sociologue, c’est sans jugement qu’il analyse le basculement du vote ouvrier vers l’extrême droite. Avec toutes les nuances dont on le sait capable, sans raccourcis classistes, le philosophe tente de comprendre le basculement d’un groupe social entre communisme désuet, abstention croissante et racisme décomplexé.
Si le récit reste centré sur le seul parcours du sociologue, il est une excellente façon de se familiariser avec le travail dense qu’on lui doit. Une entrée en matière peu commune dans une discipline universitaire où le « je » peine parfois à se faire une place. Mais si les questions que soulève le livre gravitent encore autour de moi, c’est bien qu’Eribon a touché quelque chose de collectif en se racontant.
Références :
Slate – Pourquoi se revendiquer « transfuge de classe » alors qu’on ne l’est pas ? Laélia Véron