CINÉMA

« Effacer l’historique » – À l’ère de la pigeonnade

© Les films du Worso – No Money Productions – France 3 Cinéma – Scope Pictures – Ad Vitam

Deux ans après I Feel good, le duo de cinéastes Gustave Kervern/ Benoît Delépine récidive brillamment avec Effacer l’historique. Comédie ultra drôle et dramatiquement flippante sur notre société numérique incarnée par un trio de comédien.nes magistraux – récompensés à la Berlinale 2020 d’un prix spécial Ours d’argent du 70e anniversaire.

« Faire un film tous les deux ans, c’est déjà pas mal. » nous confiait Gustave Kervern à l’automne 2018 pour la sortie du précédent film du tandem, I Feel Good. Oui c’est pas mal. Surtout quand ils sont aussi mémorables. Avec Effacer l’historique, les cinéastes quittent le Béarn – où humanisme et capitalisme s’entrechoquaient dans une communauté Emmaüs accueillant un Jean Dujardin en peignoir – pour le nord de la France et un lotissement près d’Arras. Ici, les habitants vivent à côté les uns des autres mais ne se parlent pas beaucoup. À quoi bon s’épancher quand les nouvelles technologies répondent à tous nos besoins immédiats ? Marie (Blanche Gardin), Christine (Corinne Masiero) et Bertrand (Denis Podalydès) sont voisins et tous vivent les mêmes tracas du quotidien que nous. Ce qui était supposé leur faciliter la vie, la rend plus difficile et les isole, chacun avec leurs troubles obsessionnels et un vide existentiel à combler par les nouvelles technologies.

Pour leur dixième film ensemble, Gustave Kervern et Benoît Delépine le construise en deux parties distinctes et limpides. D’abord, nos trois personnages expérimentent – sous forme de sketchs – la désertification des services en zone périurbaine et le remplacement des hommes par les machines vocales et informatiques : « Tapez 1 pour continuer, Tapez 2 si vous avez un problème », « Cochez toutes les photos où il y a une voiture », « Cochez ici pour prouver que vous n’êtes pas un robot ». Tous se heurtent à des disques d’intelligence artificielle et frôlent la crise de nerfs à force de se faire avoir comme des pigeons. Certes absurde, Effacer l’historique grossit à peine le trait. Chaque situation est amusante, chaque réplique une critique cinglante. D’ailleurs Marie, Christine et Bertrand vont croiser toute une ribambelle de personnages interprétés par un casting que nous aimerions garder un peu secret pour votre plaisir de spectateur (Pour plus de surprise, évitez la bande-annonce). Les aficionados du cinéma du duo ont sûrement déjà leur petite idée car il s’agit de comédiens déjà vus dans leurs précédents films. (Ouvrez bien les yeux pour l’un d’entre eux).

© Les films du Worso – No Money Productions – France 3 Cinéma – Scope Pictures – Ad Vitam

La seconde partie du long métrage comme dans I Feel Good et Saint-Amour, est celle du voyage. Marie est victime de chantage après qu’un jeune homme avec qui elle a tenté d’oublier ses problèmes la menace de diffuser sur Internet une vidéo de leurs ébats si elle ne lui donne pas une certaine somme d’argent. Christine, addict aux séries et chauffeur VTC ne comprend pas pourquoi elle n’a qu’une étoile sur l’application alors qu’elle chouchoute du mieux qu’elle le peut ses passagers. Quant à Bertrand, il souhaiterait faire supprimer une vidéo qui tourne sur les réseaux sociaux de sa fille victime de harcèlement scolaire. Il se sent tellement seul qu’il entretient une relation amoureuse et sexuelle téléphonique avec Miranda, employée d’un standard téléphonique à l’Île Maurice qui l’appelle tous les jours pour lui vendre des objets.

Nos trois héros se retrouvent pour réunir leurs problèmes sur le rond-point du Leader Price, celui même sur lequel ils sont devenus amis pendant la période gilets jaune, qui n’est plus pour eux déjà qu’un lointain et heureux souvenir leur ayant permis de se rencontrer IRL (In Real Life) et de récréer un lien social. Sur une BO encore une fois démentielle (composée principalement de plusieurs titres du chanteur Daniel Johnston, décédé en 2019, parmi lesquels les fabuleux Sense of humor ou Space ducks theme songs), ils prennent une décision importante amorçant le début de leur expédition : trouver un hacker et se rendre aux États-Unis pour partir en guerre contre les GAFA (Google Apple Facebook Amazon). Cette bataille en apparence perdue d’avance est un voyage en absurdie, d’une chasse à dieu dans un parc d’éolienne, à une intrusion californienne pour découvrir le « placard » de données Hauts-de-France d’un data center, ou encore se donner rendez-vous dans un musée consacré aux dodos à l’Île Maurice.

Finalement, Effacer l’historique permet de retrouver l’humanité perdue, celle qui caractérise tant l’oeuvre cinématographique des créateurs de Groland. Mettre en avant les fractures sociales, économiques et numériques et la perte de sens du réel due à une mondialisation excessive contrebalancée par trois protagonistes drôles et joyeux, tel est le pari tenu par Gustave Kervern et Benoît Delépine. Filmés dans des décors réels et en lumière naturelle, ces trois marginaux sont parfaitement incarnés par la douceur comique de Denis Podalydès, la grande gueule de Corinne Masiero et la spontanéité de Blanche Gardin, trois nouveaux venus plus qu’évidents dans l’univers fou des cinéastes.

Un film sur la défaite technologique de la société à voir au cinéma à l’ère de Netflix & chill et de la consommation solitaire – chacun chez soi sur nos écrans – de films et séries, résonne d’autant plus en cette période d’isolement forcé. Une invitation à retourner en salles pour recréer du lien social grâce au 7ème art.

N.B : Cette critique a été réalisée dans la solitude de la vie réelle, (presque) coupée de tous réseaux sociaux, spams et notifications. L’auteure vous invite à un jeté collectif de smartphones afin de vous rendre tous ensemble au cinéma voir Effacer l’historique.

J'entretiens une relation de polygamie culturelle avec le cinéma, le théâtre et la littérature classique.

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