ARTThéâtre

Théâtre britannique : l’accessibilité comme maître mot

Lesley Manville © Johan Persson

Diversité dans le public et sur scène, divertissements sans prétention, rentabilité à toute épreuve… Les logiques à l’œuvre dans le monde du théâtre ne sont pas les mêmes outre-manche. Enquête sur un modèle contesté dans un territoire aux identités multiples.

À peine arrivée à Londres pour son échange Erasmus, Daphné se précipite au théâtre. Comédies musicales, pièces classiques et contemporaines, la jeune étudiante grenobloise voit une trentaine de productions en l’espace de quelques mois. Salles complètes chaque soir, marketing omniprésent dans l’espace public, mises en scène flamboyantes… Très vite, Daphné constate que le théâtre britannique se conjugue au pluriel.

Diversifier les publics

Pendant ses études à Lyon, Daphné est assise parmi l’écrasante majorité de citadins diplômés de l’enseignement supérieur qui fréquente les théâtres si on en croit l’étude des publics mené par le Ministère de la Culture en 2008. En arrivant à Londres, Daphné constate que l’audience frappe par sa diversité.

« Ça peut paraître contradictoire parce que les prix sont élevés, mais par exemple, dans les théâtres du West End, on voit un public beaucoup plus jeune. »

Daphné

Dans les rangs, le public boit, grignotte, commente. Dans la ville réputée pour son cosmopolitisme, le théâtre est une attraction touristique au même titre que Buckingham Palace. Il faut dire que sur les places les plus fréquentées, des boutiques sont consacrées à la vente à prix cassé de billets de dernière minute. Leicester Square en est le parfait exemple.

Pour Nick Curtis, critique de théâtre régulier du quotidien Evening Standard, le Royaume-Uni a depuis longtemps dépassé la “peur du populaire”, quitte à désacraliser l’art dramatique.

« Il y a du respect pour les auteurs mais sans vénération insensée : Shakespeare est rarement joué sans coupe. »

Nick Curtis

Partisanes d’un « théâtre d’acteurs », les productions britanniques ont recours à l’humour, la danse et la musique. « Divertissement » n’est pas un gros mot, au contraire. Sur les affiches, on vante le pouvoir comique des pièces en exhibant les étoiles dorées qu’accorde une presse conquise. Changements de décors, prestations chorégraphiées, intermèdes musicaux : tout est bon pourvu que le public s’évade. On comprend que les britanniques se ruent dans les salles, que cela soit pour le texte, la vedette qui la porte et l’éloge qu’en font les affiches dans le métro.

Hugo Weaving dans The Visit au National Theatre
© Johan Persson

Et si de l’autre côté de la Manche le théâtre fait le pari de la diversité, c’est aussi sur scène que ça se passe. Miriam Teak-Lee, actrice noire joue le rôle titre de la comédie musicale & Juliet qui remet la pièce de Shakespeare au goût du jour. Dans Everybody’s talking about Jamie, Pritti Pasha, la meilleure amie du personnage principal, porte le voile. Pour sa nouvelle version des Trois soeurs de Tchekhov au National Theatre, Inua Ellams replace l’intrigue au Nigeria avec un casting entièrement racisé.

« Les groupes ouvertement politiques des années 1970 et 1980 (Monstrous Regiment, Gay Sweatshop, Black Theatre Co-Op) ont majoritairement disparu parce que les inégalités qu’ils combattaient sont désormais mieux représentées dans les productions grand public. Les castings sans prérequis raciaux sont largement la norme, les castings sans prérequis de genre deviennent communs, ce qui est je pense une correction intéressante et nécessaire. […] Ceci dit, la réduction des cours d’art dramatique dans l’enseignement public et le manque de bourses pour les écoles de théâtre signifient que la professions est biaisée en faveur des plus aisés : il y a une prépondérance, particulièrement parmi les directeurs, de diplômés d’Oxford et Cambridge. »

Nick Curtis

Industrie du théâtre ou théâtre industriel ?

Si les théâtres parviennent à attirer une telle audience, c’est qu’ils sont pour beaucoup dirigés par de grands groupes comme Delfont Mackintosh, The Ambassador Theatre Group (ATG), Andrew Lloyd Webber’s theatres ou Nimax. ATG, par exemple, vend des tickets pour de nombreux théâtres au Royaume-Uni mais il produit et programme également des pièces.

Spectateur régulier des théâtres du West End, Etienne, 22 ans, se dit frappé par la concurrence entre ces grands groupes. Lui qui habite depuis 2018 au Royaume-Uni remarque la lutte sans merci que se livrent les salles.

« C’est le concours de celui qui va avoir la meilleure comédie musicale, la meilleure pièce avec la meilleure tête d’affiche. C’est pas tant l’art qui est mis en avant que le côté glamour et célébrité. Il y a une publicité constante. »

Etienne

Cette saison, les noms d’Emilia Clarke (Game of Thrones…), Jake Gyllenhaal (Le Secret de Brokeback Mountain, Night Call…), et Daniel Radcliffe (Harry Potter…) sont placardés en gras sur les affiches. La frontière entre télévision, cinéma et théâtre tend à s’effacer.

Ce fonctionnement marchand, s’il est majoritaire, n’est pas le seul. D’autres théâtres, reconnus comme des organisations caritatives, sont publics. À Londres, c’est le cas du Donmar, de l’Almeida et du Hampstead theatre par exemple. Ils reçoivent à ce titre des subventions du “Arts Council”, ce qui permet une programmation plus aventureuse. Quelques théâtres périphériques, souvent précaires, s’emparent de l’émergence, une façon pour des metteurs en scène, des auteurs de se faire un nom.

Dominic Hill, directeur artistique du Citizens Theatre de Glasgow, affirme que les subventions permettent de s’écarter des logiques de profit. Pour ce théâtre situé dans ce qui était « l’un territoire les plus défavorisés d’Europe », l’accessibilité n’est pas seulement un objectif, c’est sa raison d’être. Le théâtre travaille aux côtés de « personnes marginalisées ». Hill cite ceux qui présente des difficultés d’apprentissage, les réfugiés, demandeurs d’asile, les personnes en réinsertion ou celles en désintoxication. Pour attirer le public local, potentiellement précaire, la salle propose des places à partir de 50 centimes. Pour autant, le directeur artistique mène une programmation exigeante où les classiques ont toute leur place. Un choix audacieux, le public écossais étant traditionnellement davantage porté sur le vaudeville, les comédies musicales et le pantomime. Pourtant, Dominic Hill craint qu’à long terme les logiques de rentabilités ne rattrapent le théâtre.

« Le but des subventions est de présenter des travaux pour d’autres motifs que le profit. […] Le problème que nous avons ici, c’est que les subventions ne cessent de baisser. Il devient donc plus difficile de présenter des travaux d’un point de vue strictement artistique. »

Dominic Hill

Face à la diminution des fonds alloués au théâtre, des structures tentent de trouver un équilibre dans des fonctionnements hybrides. C’est par exemple le cas du National Theatre qui reçoit des subventions publiques et du Ambassador Theatre Group (ATG). Pour le critique britannique Nick Curtis, le privé reste plus à même de faire durer les pièces, même celle du public. Il tient pour exemple “War Horse”, production de 2007, qui a tourné dans le West End et à Paris à la Seine Musicale.

La division entre théâtre public et privé tend à s’amoindrir du fait des constants allers-retours des producteurs et metteurs en scène. L’arrivée d’un public nouveau encourage également des tendances alternatives comme le théâtre immersif. Il s’agit pour les programmateurs de trouver un juste-milieu entre audace et rentabilité.

Londres et le reste

Les pièces londoniennes tournent aussi en province. La comédie musicale Everybody’s talking about Jamie, l’une des productions phare du West End, était par exemple programmée au King’s Theatre de Glasgow et au Liverpool Empire au mois de juin. Les grands groupes commerciaux comme ATG possèdent des théâtres dans tout le pays. Un problème se pose pourtant, celui de la taille, les salles ayant été construites à une époque où les pièces attiraient une audience plus large. Selon Dominic Hill, cela implique que les spectacles qui y sont joués soient populaires.

Un tel conditionnement de la programmation pose question. Combien existe-t-il de spectacles susceptibles de remplir plusieurs soirs les 1951 places du Bristol Hippodrome Theatre ? Les comédies musicales et les spectacles dans lesquels figurent de grandes noms du cinéma ou de la télévision semblent les plus à même de relever le défi. Mais ces spectacles sont aussi les plus coûteux.

Les autres modèles semblent plus prometteurs sur ce point. Le National Theatre of Scotland permet par exemple au nord du Royaume-Uni de jouir de productions plus aventureuses que celles de Londres, la salle ayant fait le pari d’être « un théâtre sans mur ».

Certaines villes, enfin, détiennent des théâtres. La possibilité d’adapter la programmation à la population locale est capitale dans ce pays aux identités multiples. De cette façon, Everyman s’est imposé à Liverpool dans les années 1970 et 1980 sans qu’un passage à Londres soit nécessaire et la ville de Cornwall a produit le Kneehigh Theatre, une compagnie unique.

Brian Ferguson et Jessica Hardwick dans Cyrano de Bergerac au Citizens Theatre de Glasgow
© Mihaela Bodlovic

Pour le directeur du Citizens Theatre qui a si souvent réaffirmé la nécessité d’inscrire les salles dans leur environnement, il est important que les théâtres développent leur esthétique propre. Dominic Hill se réjouit que les théâtres régionaux rendent à l’expérimentation, à la nouveauté la place qui leur est due. En tournant, les pièces tendent à perdre la trace de la communauté qui les ont forgées.

« Oui, certains travaux doivent être partagés mais nous ne devrions pas non plus avoir peur d’affirmer qu’une pièce est spécifiquement faite pour un territoire, un public. »

Dominic Hill

Si Daphné a pu constater l’omniprésence du théâtre dans l’espace public pendant son année Erasmus, elle sait que c’est en grande partie dû à « l’effet capitale culturelle ». Et si les pièces restent à l’affiche pendant des mois, voire des années, comme le font les productions New Yorkaises aux États-Unis, il s’agit là d’un phénomène unique, largement conditionné par l’attractivité touristique de la ville. En tentant de diffuser des pièces empreintes de logiques propres à la capitale, les producteurs londoniens font-ils erreur ? C’est en tout cas ce que suggère Nick Curtis, persuadé qu’il s’agit là d’une des raisons de la rupture entre Londres et le reste du territoire.

« Londres est un grand moteur pour la culture du pays mais c’est aussi une bulle prétentieuse, une des raisons pour laquelle nous avons eu ce vote stupide pour le Brexit. »

Nick Curtis

You may also like

More in ART