CINÉMA

PALME D’OR – « Apocalypse Now », le tournage maudit

 © STUDIOCANAL  

Le Festival de Cannes n’aura pas lieu. En tout cas, pas en mai. Et pas sous la forme que l’on connait. La rédaction vous propose une sélection non exhaustive de Palmes d’or qui ont jalonnées l’histoire du festival depuis sa création. Détenteur de la palme d’or 1979 exæquo avec Le Tambour, Apocalypse Now est considéré comme l’un des plus grands films de tous les temps, pourtant son tournage fut chaotique.

En pleine guerre du Vietnam, les agissements malsains du colonel Kurtz (Marlon Brando) retranché au Cambodge au milieu de la jungle poussent les services de renseignement militaire américains à envoyer le capitaine Willard (Martin Sheen) à sa recherche. Ne donnant plus de nouvelles, la rumeur dit que Kurtz a sombré dans la folie mettant de côté ses responsabilités militaires pour devenir une sorte de dieu au milieu des indigènes, tout en commettant des actes de barbarie. Tout au long de son voyage semé d’obstacles et rythmé par la guerre, au fur et à mesure qu’il remonte le fleuve et s’enfonce de plus en plus profondément dans la jungle sauvage, Willard cherche au fond de lui-même s’il aura le cran de tuer un colonel, un de ses semblables.

Révélé par Le Parrain en 1972 et par sa suite en 1974, Coppola est une figure emblématique du Nouvel Hollywood. Après l’immense succès du Parrain, il se lance pour défi de réaliser un film sur la guerre du Vietnam. Il en résulte Apocalypse Now, sorti un an après Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino, l’un des premiers films à évoquer la guerre du Vietnam. Le film est ensuite ressorti dans deux versions remontées : Redux en 2001 et Final Cut en 2019. Le tournage en lui-même a été un véritable enfer, un documentaire réalisé par la femme de Coppola, Eleanor Coppola, lui est même consacré en 1991, Au cœur des ténèbres : l’Apocalypse d’un metteur en scène. Entre drogues, alcool, folie et mégalomanie, le tournage est l’un des plus invraisemblables de l’histoire du cinéma, ce qui rend le film d’autant plus passionnant.

Martin Sheen © 1979 – United Artists

Un projet de longue date

L’histoire d’Apocalypse Now commence en 1939 lorsque Orson Welles veut adapter une nouvelle de Joseph Conrad Au cœur des ténèbres (Heart of Darkness), l’histoire d’un marin qui s’enfonce dans la jungle africaine, chargé de retrouver Kurtz, le dirigeant d’un comptoir commercial, qui a cessé de donner signe de vie et dont on soupçonne qu’il soit devenu fou. Alors que Welles est près à tourner, le projet est abandonné devant la pression de la production qui craint un dépassement du budget. Au final il s’en remet bien étant donné qu’il tourne à la place le mythique Citizen Kane. Trente ans plus tard, en pleine guerre du Vietnam, le scénariste John Milius (Conan le Barbare, L’inspecteur Harry) se lance dans un script mélangeant la nouvelle de Conrad à la situation au Vietnam. L’histoire reprend à peu près la même trame que le livre mais la transpose durant la guerre. Coppola est alors un jeune réalisateur qui veut lancer son studio de production indépendant American Zoetrope, il pense produire Apocalypse Now pour lancer ledit studio, avec comme réalisateur son ami Georges Lucas. John Milius a alors l’idée folle de partir tourner en plein Vietnam au milieu du conflit, trop risqué le projet est logiquement abandonné. Coppola tourne Le Parrain et sa suite et accède au statut de réalisateur le plus respecté d’Hollywood.

En 1976, Coppola et Millius se replongent dans ce projet de longue date et veulent réussir là où quarante ans auparavant Orson Welles avait échoué. Le script est révisé, car depuis sa première version la guerre est terminée et laisse un souvenir douloureux et tabou. Georges Lucas étant occupé à préparer La Guerre des étoiles, Coppola s’impose comme metteur en scène, il espère que le succès du film lui permettra d’acquérir l’indépendance des studios. Ainsi en février 1976, l’équipe débarque aux Philippines pour débuter le tournage, la famille Coppola est au grand complet : sont présents sa femme, ses enfants et sa sœur.

Montrer la guerre d’une façon inédite

Willard (Martin Sheen) pénétrant dans l’antre de Kurtz© STUDIOCANAL

Film de guerre, film à grand spectacle, film sur la folie, Apocalypse Now ne peut être mis dans une seule case tant il évoque de thèmes. Il est l’un des premiers films américains sur la guerre du Vietnam (sorti un an après Voyage au bout de l’enfer mais commencé bien avant), inspirant par la suite toute une série de films à succès : Platoon, Full metal jacket. C’est en fait surtout un film d’aventure, la remontée du fleuve pour atteindre l’antre de Kurtz s’apparente à un long voyage vers la folie. Plus les soldats se rapprochent de leur objectif, plus ils rencontrent des gens insensés, et plus ils sombrent eux-mêmes dans le désespoir. Il en est de même pour l’équipe du film confrontée à la mégalomanie de Coppola et aux diverses difficultés qui s’enchaînent : ouragans, attaques de rebelles, crise cardiaque.

Robert Duvall interprête le lieutenant-colonnel Kilgore © STUDIOCANAL

Les personnages secondaires, qui en général n’apparaissent que le temps d’une scène, sont des reflets de l’état d’esprit militaire de l’époque et de l’incompréhension face à cette guerre. Robert Duvall, nommé à l’occasion pour l’Oscar du meilleur second rôle, incarne un commandant de cavalerie aéroportée complètement déjanté qui aime écouter Wagner à fond pendant ses attaques aériennes. Il glisse l’une des répliques les plus connues du cinéma « J’aime l’odeur du napalm au matin ». Il se distingue notamment en bombardant dudit napalm un village vietnamien, pour pouvoir aller surfer tranquillement sur une plage au milieu des explosions. Ce comportement absurde balançant entre humour et horreur fait ressentir au spectateur de l’incompréhension et le perd un peu, exactement ce que ressentaient les soldats à l’époque. C’est l’effet voulu par Coppola. Il y a aussi tous ces soldats rencontrés sur le chemin par Willard, qui errent et tirent dans le tas sans même savoir qui les commande, perdus au milieu de la jungle dans un combat contre eux-mêmes.

Un vent de folie sur le tournage

Au delà de l’aventure et de la guerre, le film est englobé dans une atmosphère de folie qui est sublimée par les fumigènes psychédéliques utilisés à répétition et les effets de brouillard épais sur le fleuve. Il n’est pas évident de comprendre qui est le plus fou, Kurtz qui a craqué en se prenant pour dieu au milieu des indigènes, ou bien Willard qui sombre lui aussi dans un état de folie et de transe lors du final. Mais en quoi sont-ils plus fous que les autres protagonistes, tels que Kilgore interprété par un Robert Duvall survolté ? Tous déambulent dans cette guerre qu’ils ne comprennent pas, ils ignorent pourquoi ils se battent, il tirent dans le tas sans réfléchir. Cet état de folie se retrouve également sur le plateau, dans les conditions de tournage.

« Nous étions dans la jungle. Nous étions trop nombreux. Nous avions à notre disposition beaucoup trop d’argent, beaucoup trop d’équipement, et petit à petit, nous sommes devenus fous. »

Francis Ford Coppola au Festival de Cannes 1979 à propos du tournage.

Aux Philippines, la situation politique est tendue, le dictateur Marcos fait prêter des hélicoptères de l’armée pour les besoins du film, ils sont utilisés lors de la charge aérienne spectaculaire sur fond de Wagner. Seulement, à quelques kilomètres du plateau, des rebelles hostiles au gouvernement organisent régulièrement des attaques et les hélicoptères sont systématiquement réquisitionnés pour aller les combattre. Tout ça ralentit toujours un peu plus le tournage. Comme si ce n’était pas suffisant, la météo se rajoute à la liste des problèmes. Dans un premier temps Coppola est ravi, il peut tourner dans le brouillard et sous des pluies diluviennes, ce qui retranscrit les conditions climatiques qu’on connu les soldats. Cependant, lorsqu’un typhon se manifeste et ravage tous les décors, Coppola accuse le coup, encore une fois forcé de retarder le tournage et de faire reconstruire tous les décors.

Au milieu de ce chaos artistique et climatique, les acteurs et les techniciens se réfugient dans les drogues. Quand c’est pour ajouter à la crédibilité d’une scène cela peut s’avérer utile notamment pour la scène où Chef craque après l’attaque nocturne d’un tigre, l’acteur avait réellement pris de la cocaïne. Cependant quand c’est entre les prises c’est plus problématique. Le plateau devient une véritable pharmacie où l’équipe du tournage peut trouver toutes les substances psychédéliques existantes. Dans le film, la drogue est présente comme un échappatoire pour les soldats. Apocalypse Now montre l’importation par les américains de la vague psychédélique au Vietnam (le rock, les drogues).

Laurence Fishburne et Sam Bottoms © 1979 – United Artists

Coppola de son côté n’a pas encore de fin pour son film alors qu’il a déjà commencé à tourner, le dénouement doit être la confrontation entre Willard et Kurtz, l’enjeu est de taille. Il réécrit sans cesse le scénario et accouche d’une nouvelle fin tous les quatre matins, finalement quand il laisse faire l’improvisation de Brando qui parvient enfin à rentrer dans son personnage, il est satisfait. Le metteur en scène se comporte comme un dictateur durant le tournage selon les témoins, un peu à l’image de Kurtz, il le reconnaîtra lui-même plus tard. Par exemple il insiste pour que le vin soit servi à 14 degrés et que les bouteilles soient sorties du frigo à la minute près avant de commencer à tourner une scène de repas. Il en demande beaucoup à ses acteurs notamment à Martin Sheen, à qui il demande de boire réellement de l’alcool et de se mettre totalement à nu pour laisser s’exprimer son désespoir. Durant la scène, complètement saoul et tenant à peine debout, Sheen s’entaille la main en frappant dans un miroir. Plus tard, en mars 1977, Sheen atteint ses limites, c’est le craquage, il fait une crise cardiaque et est rapatrié d’urgence. Il paraît même qu’un prêtre lui aurait donné les derniers sacrements. Coppola pensant qu’il pourrait perdre son interprète principal s’enfonce encore plus dans la paranoïa et la drogue. Il perd 40kg et fait venir ses maitresses alors que sa femme est là. Il pense au suicide plusieurs fois. Voyant que le dirigeant du projet devient fou, c’est toute l’équipe qui craque et se réconforte dans la drogue et l’alcool. Finalement, Martin Sheen revient en pleine forme, s’éloigner de ce tournage de fous quelque temps lui a fait le plus grand bien.

Les caprices de Brando

Coppola dirigeant Brando © 1979 United Artists

Réussir à mettre Marlon Brando à l’écran assure au film du prestige, il avait déjà tourné avec Coppola pour Le Parrain. Cependant, sa réputation d’acteur capricieux et autoritaire se confirme lors du tournage, où il complique tout. Brando arrive obèse, sans avoir lu son texte ni même la nouvelle de Conrad et réclame un salaire d’un million de dollars par semaine. Le réalisateur aurait pu le renvoyer ou bien engager un autre acteur moins contraignant, mais il tenait absolument à l’avoir à l’écran. Pionner de la méthode de l’Actors Studio qui vise à ressentir les émotions du personnage et non les imiter, Brando refuse de lire le scénario et préfère improviser des monologues philosophiques. Le peu de temps qu’il apparaît, quelques minutes seulement dans le film, prennent trois semaines à tourner, mais le résultat est présent.

Finalement, Apocalypse Now c’est 238 jours de tournage au lieu des 16 semaines annoncées ; plus de 30 millions de dollars de budget contre les 13 millions prévus et 3 ans de montage pour finalement le présenter au festival de Cannes. Coppola en grand perfectionniste, sans cesse déçu par son œuvre, ne cessait de la remonter toujours. Après un tournage aussi apocalyptique, rien n’aurait laissé penser que ce film serait réussi, son réalisateur lui même déclarait qu’il était raté. Et pourtant, il entre dans l’histoire du cinéma, récolte 150 millions au Box-office mondial, une Palme d’or et deux Oscars : du Coppola au sommet de son art. L’allure incontrôlée que prennait le film aura finalement été la recette de sa réussite, retranscrivant la folie de la guerre, le moral impacté des soldats et la complexité de l’esprit humain.

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