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FLASHBACK – 50 ans après : « Bitches Brew » de Miles Davis

Il y a tout juste 50 ans jour pour jour sortait dans les bacs un double album qui allait profondément changer la face du jazz et du rock, et devenir une source d’inspiration intarissable pour des générations entières de musiciens. Son nom ? Bitches Brew, œuvre d’un certain Miles Davis.

Août 1969. Miles Davis, trompettiste le plus prodigieux de sa génération qui a déjà derrière lui plus de vingt ans de carrière et une quarantaine de disques à son actif, réunit dans les studios de la CBS à New-York une poignet de musiciens triés sur le volet.

Parmi eux, son quintette de l’époque formé par Wayne Shorter au saxophone soprano, Chick Corea au piano électrique, John McLaughin à la guitare, Dave Holland à la basse et contrebasse et Jack DeJohnette à la batterie : des noms qui deviendront bientôt de véritables légendes du jazz et de la fusion. A ceux-là s’ajoutent Bennie Maupin (clarinette basse), Harvey Brooks (basse), Joe Zawinul, Larry Young (piano électrique), Lenny White, Billy Cobham (batterie), Don Alias et enfin Jumma Santos (percussions). Quatorze musiciens au total réunis autour de sessions pour le moins mystérieuses, tant Miles Davis aime cultiver le secret, la fraîcheur, la spontanéité. Sans compter que celui qui est déjà passé par le bebop, le hardbop et le cool jazz cherche avant tout un nouveau souffle.

Miles Davis et la formation de Bitches Brew en concert en 1970.
© Glen Craig

Car entre temps, sur la scène jazz internationale, une mouvance fait depuis peu fureur : le free-jazz. Cette esthétique, débarrassée des codes mélodiques, harmoniques ou structurelles habituels du genre, s’incarnent dans de longues improvisations, où l’expressivité et la dissonance sont reines. Une vague que Miles Davis n’apprécie guère, lui qui avec Kind Of Blue et son retour à la modalité s’était ancré peu à peu dans un jazz plus confortable, tranquille, doté d’une grande classe mais éloigné d’une certaine fougue que la jeunesse recherche toujours. Fasciné par Hendrix et les groupes de rock psychédéliques qui puisent à la fois dans la pop, le funk, la soul et le blues, il décide alors que sa nouvelle peau sera électrique ou ne sera pas.

Les secrets de la potion magique

L’enregistrement débute une journée après la fin du mythique festival de Woodstock. S’ouvrant à la guitare et aux claviers électriques (les fameux Rhodes de chez Fender), Miles Davis impose dès le départ ces instruments, assez nouveaux pour la plupart, en lieu et place des traditionnelles couleurs acoustiques utilisées jusqu’alors. Il cherche un son plus dur, plus sec, moins naturel. In A Silent Way, son précédent disque sortie seulement quelques semaines auparavant, a opéré un tournant majeur dans sa carrière en employant déjà certains de ces sons et instruments, mais il mise véritablement sur ces trois jours pour enfin fixer sur disque ce qu’il dessine sur scène depuis quelques temps déjà. Soit un album qui dépassera sa propre modernité pour atteindre une nouvelle sphère, celle de l’avant-garde.

Produit par Teo Macero, architecte familier des disques de Davis, Mingus et autres Thelonious Monk, il apporte une patte et une direction de producteur éclairé, marqué par les révolutions musicales des dernières décennies, notamment en matière de nouvelles technologies, de procédés sonores et d’expérimentations en tous genres.

Élevant les notions de timbres, de spectre et de climax à leur apogée, Miles Davis et ses musiciens malaxent la matière sonore pour en livrer la substantifique moelle, ses textures, ses vibrations, ses ondes sonores qui se placent, se déplacent, s’entrelacent et se rejettent dans l’espace. Avec ces longues improvisations, il ne s’agit plus de donner de grilles ou des structures prédéfinies, marquées par des repères précis, mais de livrer simplement des indications de couleurs, d’atmosphères, quelques modes de jeux à la rigueur. Chaque musicien est donc face à lui-même, à l’ensemble et surtout à la direction de Miles Davis, qui ne sait ce jour-là peut-être pas exactement ce qu’il veut mais bien ce qu’il ne veut plus. Dans la dé(con)struction, l’abolition des règles et des formes pré-établies, il trouve alors une échappatoire salvatrice, celle qui va lui permettre de réinventer son propre langage, et celui de la musique par extension.

Désormais relié à une pédale wah-wah (habituellement plutôt utilisée pour les orgues ou les guitares), la trompette de Miles Davis se fait ici toute en modulations, avec une expressivité et une densité édifiante. Expérimenter, mobiliser tous les effets possibles en studio semblent les maîtres mots de cette expérience musicale, et jamais jusqu’alors les delays, feedback, échos et autres reverbs n’avaient été si sollicités dans un disque de jazz. Mais est-ce encore vraiment du jazz ?

Derrière ce travail colossal de direction et de mise en place entre tous ces musiciens se révèle alors, paradoxalement, un pur produit studio. En effet, ce qui donne l’impression d’être une longue jam directe et ininterrompue est en fait un pur montage, révélant le talent de Teo Mecero pour les collages entre plusieurs prises. Et pourtant, derrière ces artifices transparaît avant tout l’âme d’un ensemble, d’une musique sans concession ni fioritures. C’est peut-être d’ailleurs là toute la force de disque : plaquer un sentiment d’irréel, de surnaturel sur une musique et des outils pourtant profondément humains.

La danse du pharaon et autres rites

Pharaoh’s Dance ouvre le bal et donne d’emblée le ton : sur une rythmique frénétique, les instruments se partagent l’espace de façon pointilliste, se révélant ou s’effaçant derrière la masse instrumentale qui gronde, frétille, jubile. Un vrai travail d’alchimiste où rien n’est de trop ni ne manque, et qui part d’une idée de Joe Zawinul. Les cris perçants de la trompette de Davis prennent alors un relief inédit, appuyés par les clusters contrapuntiques des claviers ou des guitares, sans oublier la clarinette basse de Bennie Maupin. Vingt minutes qui semblent en durer cinq tant elles sont limpides, évidentes, captivantes, derrière ses apparences labyrinthiques.

Vient alors la pièce maîtresse, Bitches Brew et son atmosphère unique, plus noire que jamais. Avec ce jeu de questions-réponses entre Rhodes et contrebasse, cette trompette chargée d’effets et toujours cette ambiance mystique, cette piste tétanisante semble contenir à elle seule toute l’essence du disque.

Toujours bâti sur ces percussions organiques, Spanish Key est, avec les deux derniers morceaux de l’album, une composition préexistante et jouée à de multiples reprises en concert par le quintette. Une guitare plus présente, des couleurs plus festives, et une course perpétuelle vers la transe, groovy et funky à souhait.

John McLaughlin est lui un interlude issu de la session consacrée au titre Bitches Brew, cette section sera finalement détachée de son cadre originale pour acquérir sa propre autonomie, une piste en forme de déclaration d’amour de Miles Davis à son guitariste prodige, où le maître n’apparaît pas, s’effaçant derrière son prodigieux disciple.

Plus vaudou que jamais, Miles Run the Voodoo Down est à la hauteur de son titre explicite en forme de clin d’œil à Jimi Hendrix, tout en audace et désinvolture, guidant l’auditeur vers un voyage halluciné.

Sous couvert d’un retour au calme et d’une relative sérénité, Sanctuary s’empare d’une composition de Wayne Shorter pour l’emmener encore ailleurs. Après avoir cité le thème du standard I Fall In Love Too Easily, Miles mène son ensemble vers une maîtrise exemplaire des nuances et des retours d’intensité, pour laisser une place de premier choix à la trompette : même entouré de treize extraordinaires musiciens, Miles reste le roi.

Ajouté sur les éditions postérieures, le crépusculaire Feio se paie lui le luxe d’inviter quelques prises de sons extérieures, des grincements inquiétants se mutant en un chien, à moins que ce ne soit l’inverse. Une preuve de plus que la beauté réside aussi dans ses moments les plus étranges et abstraits.

Le rythme, au cœur du disque, semble alors fonctionner sur des impulsions plus que sur des patterns ou des constructions précises : 60 ans après Le Sacre du Printemps de Stravinsky, son fantôme rôde toujours.

Mais plus que jamais, parler de cette musique, c’est surtout la trahir : elle s’incarne au delà des mots, des sons, des images, pour devenir matière, et surtout sa propre finalité.

Double album au titre provocateur avec ses six titres, allant de 4 à 27 minutes pour plus d’une heure et demi de musique au total, il se vendra pourtant à plus de 70 000 exemplaires le mois de sa sortie, en dépassant aujourd’hui le million. Souvent qualifié de peu accessible, voir de totalement hermétique, Bitches Brew est pourtant un disque qui, si on lui donne sa chance, reste le meilleur compagnon de voyage de nos nuits sauvages ou des journées endiablées. Il est le chaos au sens propre du terme : celui qui permet de voir le désordre, tout en l’identifiant comme tel et s’y confrontant.

La pochette, signée Mati Klarwein, marque d’emblée les esprits et se décline sur un gatefold saisissant misant sur la dualité, l’altérité et la complémentarité des éléments. Il continuera sa carrière en signant des visuels pour Santana, Jon Hassell ou The Last Poets : un style souvent imité mais jamais égalé.

Hypnotique et hors du temps, Bitches Brew s’inscrit dans l’histoire de la musique comme une véritable tournant, esthétique et philosophique, à la manière du Karma de Pharoah Sanders paru un an auparavant. En plus de livrer un véritable disque de possession, Miles Davis invente ni plus ni moins que le jazz-rock, registre à la fois tendue, électrique et profondément libre.

Une révolution qui, cinquante ans plus tard, s’écoute toujours avec la même passion, et une fascination toujours plus grandissante pour ce disque unique.

AMOUREUX DES SONS, DES MOTS ET DES IMAGES, DE TOUT CE QUI EST UNE QUESTION D'ÉMOTION, DE RYTHME ET D'HARMONIE.

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