Après son travail sur les films chocs Much Loved et Razzia, Maryam Touzani passe derrière la caméra pour son premier long-métrage. Dans Adam, elle raconte le sort réservé aux femmes enceintes et célibataires au Maroc. Nous l’avons rencontré à l’occasion de la sortie du film en France ce 5 Février.
Le Maroc, Maryam Touzani semble le connaître par coeur, dans tout ce qu’il a de beau et de contradictoire. Adam est un cri d’indignation, en même temps qu’une ode à la liberté… Un portrait brut, dur, mais surtout profondément touchant d’une réalité que l’on tend trop souvent à oublier. Samia, enceinte et célibataire, trouve refuge chez Abla, qui voit d’un mauvais oeil son arrivée dans de telles circonstances. Leurs destins vont se retrouver bouleversés par cette rencontre, et chacune va, à travers l’autre, se libérer de ses chaînes.
Adam est votre premier long métrage en tant que réalisatrice, qu’est-ce qui vous a amenée à faire cette transition ?
Maryam Touzani : C’est ma grossesse. Le personnage de Samia est inspirée d’une vraie rencontre avec une mère célibataire qui m’avait marquée. Quinze ans après, en devenant mère moi même, j’ai commencé à écrire le scénario. Je n’imaginais pas qu’il allait devenir un film, c’était juste une histoire que je devais laisser sortir. Lorsque je l’ai rencontré, j’avais vingt-deux ou vingt-trois ans. Elle avait à peu près le même âge. Elle voulait garder cet enfant, elle aurait pu le garder, mais on a décidé à sa place. Ça m’a bouleversé, et en devenant mère j’ai ressenti le besoin de raconter cette histoire.
Pour vous, le cinéma est donc une démarche extrêmement personnelle ?
Oui, parce que ça part d’une pulsion émotionnelle, qui trouve sa voie à travers la fiction, à travers l’écriture d’une histoire et de personnages qui s’inspirent de choses qui me touchent.
Vous parlez beaucoup des femmes, de leurs droits et de leur liberté dans vos différents projets. Qu’est-ce qui fait qu’aujourd’hui, les femmes ont une telle place dans votre processus créatif ?
Je suis une femme, tout simplement. Je n’aurais pas pu écrire ce film si je n’avais pas été femme. Si j’avais été un homme, j’aurais fait un autre film, mais pas celui-ci puisqu’il fait appel à des choses que je ressens en tant que femme. Des choses qui m’indignent, que je vois autour de moi dans la société, comme la manière dont la femme est mise à l’écart par rapport à beaucoup de choses, et toutes les injustices que vivent les femmes. Toutes ces luttes de femmes, j’ai besoin de pouvoir les raconter. J’ai besoin de pouvoir porter une parole qui n’est pas entendue. Raconter des luttes qui sont souvent menées dans l’ombre. Quand je vois qu’une femme doit attendre trois jours pour se rendre au cimetière, pour moi c’est une vraie violence. Ce sont des choses auxquelles je me suis heurtée, qui trouvent naturellement une voie d’expression à travers mon écriture et à travers mes films.
C’est d’ailleurs une des répliques fortes dans Adam : « La mort n’appartient pas aux femmes. – Peu de choses nous appartiennent. »
Abla est un personnage qui n’a pas réussi à faire le deuil de son mari, parce qu’elle a été empêchée de vivre sa mort comme elle l’aurait voulu. Pour commencer, elle n’a pas eu le droit d’aller à son enterrement. La tradition veut qu’une femme n’aille pas au cimetière enterrer un être cher. On estime que les femmes sont trop fragiles, qu’elles ne peuvent pas supporter la tristesse. Je trouve que c’est une violence énorme qu’on fait aux femmes. La mort leur enlève déjà quelque chose de précieux, et derrière la société le leur enlève à nouveau. C’est quelque chose que j’ai connu de près, et il fallait que j’en parle. Mon premier court métrage parle de la mort. C’est l’histoire d’une petite fille qui va braver tous les interdits pour dire au revoir à son grand-père. Elle va le faire parce qu’elle est petite, innocente, elle ne connait pas cette pression sociale. Elle est libre de faire ce que son coeur lui dicte. Quand on devient adulte, la société a beaucoup plus d’impact sur nous. Ce qui est terrible, c’est de voir que les femmes souffrent de ça en silence. Il y a très peu de femmes qui bravent ces interdits. On n’ose pas remettre en question ces traditions, qui soit dit en passant n’ont rien à voir avec la religion.
Et c’est la démarche derrière Adam : remettre en question les non-dits et les silences que personne ne veut briser ?
Oui, remettre en question les traditions obsolètes, et garder la transmission des belles choses. Dans le film on voit beaucoup notamment le travail de la pâte des patisseries ancestrales qu’on est malheureusement en train de perdre. Il faut remettre en question ce que l’on transmet avant de pouvoir transmettre à nouveau.

Dans le film, vous montrez à quel point ce sont souvent des femmes qui oppriment les autres femmes. Comment cela arrive-t’il d’après vous ? Et comment y mettre un terme ?
Pour se sortir de ça, il faut qu’elles soient ensemble. Surtout dans des pays comme le mien, le Maroc, leur salut vient du fait d’être unies et de prendre conscience du fait qu’ensemble elles ont une vraie force. Ce n’est souvent pas le cas. Lorsqu’il y a eu le débat sur la loi de l’héritage au Maroc, il y a eu beaucoup de manifestations contre cette loi. Et à leur tête, il y avait des femmes, qui s’opposaient à leur propre intérêt. Les femmes peuvent être très dures entre elles. Ça vient peut-être de la peur. La peur de dire les choses, d’assumer publiquement ce que l’on ressent.
Récemment au Maroc, on a pu voir que les jeunes s’approprient ces combats là, et ça c’est très beau. Il y a eu les vieilles associations féministes qui se sont battues, mais maintenant ce sont les jeunes qui disent stop. Ils sont les plus concernés, donc ils commencent à agir et à demander du changement. C’est un très beau signe d’espoir.
« Il faut remettre en question ce que l’on transmet avant de pouvoir transmettre à nouveau. »
Dans le film d’ailleurs, c’est la petite fille, Warda, qui est la seule à accueillir Samia sans préjugés, avec une vraie humanité.
Elle, c’est un enfant innocent, elle est dépourvue de cette pression sociale. Elle est à l’écoute de son humanité, parce qu’aucune loi, aucune tradition n’est venu se mettre entre elle et son coeur. Elle est libre. Mais pour combien de temps encore, c’est ça la question. Et c’est pour ça que je voulais l’entourer de femmes fortes. Parce que cette petite fille va devenir ce qu’elle sera demain en regardant ces femmes. Ces femmes sont des victimes de la société, mais elles n’agissent pas en victimes.
Le film a eu la chance d’être distribué partout dans le monde. Il a été présenté au Festival de Cannes et pressenti pour représenter le Maroc aux Oscars. Comment avez vous vécu l’accueil réservé au film ?
Ce qui est très beau, c’est de voir que les femmes se sont appropriées le film. Partout dans le monde où nous avons emmené le film, il y avait un lien profond entre elles et les deux personnages. Même si Abla et Samia sont de femmes qui évoluent dans la médina de Casablanca, et qu’elles racontent une histoire qui est intimement liés à l’endroit où elles vivent. Mais il y a quelque chose qui nous rapproche en tant qu’êtres humains, et en tant que femmes. Ça dépasse les frontières.
Est-ce que vous pensez qu’il s’agit d’une responsabilité de l’artiste ? De dénoncer les injustices dont il est témoin à travers son art ?
Je pense que c’est un choix. C’est un choix de vouloir parler de ce qui nous touche, de raconter sa vérité, de faire du cinéma engagé. Chacun vit l’expression de son art d’une manière différente. On essaie trop souvent de mettre ça sur le dos des artistes. Je pense que l’art ne doit répondre à aucune obligation. Le cinéma que moi j’ai envie de faire, je le fais sous mon prisme à moi. Je ne me sens aucune obligation, c’est un besoin que j’ai.
Avez-vous déjà des idées pour vos prochains projets derrière la caméra ?
Je ne peux pas encore en parler, parce que c’est encore à un stade embryonnaire. J’ai du mal à m’entendre parler de mes personnages. J’ai besoin de passer plus de temps avec eux dans ma tête avant d’arriver à y mettre les mots.