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« Les Traducteurs » – La face cachée des best-sellers

© Magali Bragard / TRÉSOR FILMS – FRANCE 2 CINÉMA – MARS FILMS – WILD BUNCH – LES PRODUCTIONS DU TRÉSOR – ARTÉMIS PRODUCTIONS

Huit ans après son premier film, Populaire, l’auteur et traducteur Régis Roinsard revient derrière la caméra et nous présente sa nouvelle œuvre  : Les Traducteurs, film à suspense sur les dessous des romans à succès. Une critique bien cachée de l’édition et de la monétisation de la culture, entourée d’un épais voile de manipulation et de secret.

Éric Angstorm (Lambert Wilson), éditeur à succès, est sur la plus grosse affaire de sa carrière  : la traduction du troisième et dernier tome de Dédalus, un polar qui fascine le monde entier, écrit par un mystérieux auteur, Oscar Brach. Afin de faire de cette parution un évènement unique, il sélectionne huit traducteurs, respectivement italien, anglais, allemand, danois, grec, russe, chinois et espagnol, et a pour projet de les enfermer pendant des mois dans le bunker du manoir d’un milliardaire russe.

Le but  ? Préserver à tout prix le secret du dénouement de la série avant sa parution simultanée, et éviter toute éventuelle fuite pouvant lui causer des pertes financières incommensurables. Les traducteurs sont donc enfermés dans un luxe factice et sont encouragés à travailler le plus efficacement possible, afin de garantir une sortie du livre dans les temps et, bien évidemment, de pouvoir sortir de leur quarantaine.

Alors que la cohabitation prend du temps à se mettre en place, un email reçu par Angstorm fait basculer la donne  : les dix premières pages du troisième tome de Dédalus, que lui seul a en sa possession, viennent d’être postées sur le net. Si l’éditeur ne s’acquitte pas d’une rançon, les pages suivantes seront alors dévoilées, réduisant à néant l’attente et l’opération médiatique tant espérée. Les traducteurs deviennent alors les suspects numéros un, et ce qui ressemblait déjà à une stricte quarantaine se transforme en prison à temps indéterminé. Jusqu’à ce que l’un d’entre eux se dénonce. Ou que le livre, en entier, se retrouve à la portée de tous.

Une mise en scène intelligente

Le début du film pourrait très bien être celui d’un film d’action, d’horreur, ou bien d’un polar. Par la suite, le réalisateur nous plonge dans une ambiance à la Agatha Christie, en huis-clos, où il s’efforce de donner à chaque personnage assez d’épaisseur, et en même temps assez de mystère pour que l’on puisse soupçonner tout le monde et personne à la fois.

Nous nous retrouvons donc face à une énigmatique Katerina (Olga Kurylenko), qui est le portrait craché de l’héroïne de Dédalus, et qui semble être attirée de manière obsessionnelle par son dénouement. Face à elle le jeune britannique inexpérimenté, Alex (Alex Whitman) , qui a l’air d’être arrivé là par pure chance, ou encore l’insupportable Dario (Riccardo Scamarcio), italien, qui joue le traducteur prétentieux et antipathique à la perfection. La plupart d’entre eux semble avoir la tête du coupable, et ceux qui ne l’ont pas nous paraissent encore plus suspects.

Roinsard a choisi de construire un polar progressif, dans lequel le mystère se lève de la moitié à la fin du film, jonglant entre présent et passé à la manière de son récent prédécesseur, A couteaux tirés de Rian Johnson (2019). Tel un marionnettiste, il fait avancer ses personnages sur les devants de la scène puis les replonge dans la pénombre, tout en ajoutant assez d’intérêt à l’action présente pour que l’on ne se focalise pas uniquement sur le dénouement de l’énigme. Un casting brillant vient compléter le scénario, avec une prestation à souligner de Lambert Wilson dans le rôle de l’éditeur imbu de lui-même, représentatif d’une société de consommation et de réification de l’être humain à des fins commerciales.

Une volonté de mise en lumière

La question que l’on se pose avant d’aller voir Les Traducteurs est celle de la part de vérité qui sera présente à l’écran  : le métier de traducteur sera-t-il honoré de manière authentique ou bien sera-t-il complètement romancé  ? Roinsard, traducteur lui-même, a confié dans plusieurs interviews que l’idée lui serait venue après avoir appris que les traducteurs d’Inferno de Dan Brown avaient effectivement travaillé dans un bunker. Le trait de l’histoire est certes grossi à des fins cinématographiques, mais l’objectif du réalisateur est celui de montrer à quel point la commercialisation d’une œuvre culturelle peut aller loin, jusqu’à la déshumanisation. C’est d’ailleurs, outre le mystère principal, l’un des axes du film, qui nous pose face à la réalité de la société d’aujourd’hui, au sein de laquelle le succès d’une œuvre devient plus précieux que l’œuvre elle-même. Cela génère un besoin de produire autant d’argent que possible qui finit par ôter, ou du moins par diminuer, le caractère premier du produit, à savoir son fond. Le traducteur joue dans ce processus un rôle d’outil, d’intermédiaire certes entre un pays et un autre, mais finalement de propagation d’un objet de marché visant à soulever des fonds dans le plus de parties du monde possibles. Cette fonction est alors essentielle aux temps de la mondialisation, et pourtant elle est mal reconnue, et accessoirement mal payée, explique Roinsard. C’est donc une revanche intelligente que ce film, qui montre la face cachée d’un métier lui-même dissimulé dont on n’a pas, ou très peu, conscience lorsque l’on se retrouve avec un livre entre les mains.

Un aspect technique savamment étudié

D’un point de vue technique, Roinsard a décidé de bouder la musique, désormais omniprésente dans la plupart des réalisations, contribuant ainsi grandement à l’atmosphère de l’action. Bien que celle-ci soit introduite à des moments forts, la plupart des dialogues, et même simplement des scènes dans le bunker sont silencieuses, afin de laisser tout l’espace de son aux traducteurs et à leurs paroles. Cela conforte l’action dans sa dimension de huis-clos et ajoute également un poids, une oppression nécessaire au caractère du film.

Du côté des images les tendances sont aux couleurs éteintes, l’image est souvent sombre, se jouant la plupart du temps entre les tons gris (du bunker), et pâles (des personnages). Une atmosphère très délavée, rehaussée intelligemment par quelques couleurs sciemment mises en valeurs  : impossible de sortir de la salle sans avoir encore devant les yeux les robes blanches immaculées portées par Olga Kurylenko.

A souligner également que l’une des réelles forces de ce film réside dans la dimension polyglotte de ce dernier. Une nécessité, semblerait-il, pour un film sur des traducteurs. Cependant, Roinsard a réussi à sublimer les spécificités de chaque personnage du fait de leur langue, tout en les reliant de par leur métier, qui consiste justement en abolir les barrières qu’érigent ces mêmes langues. C’est donc un chassé-croisé de cultures qui rend le tout bien plus authentique et qui participe, indirectement, à renforcer la part de mystère.

Si l’on devait trouver un bémol au film, il résiderait peut-être dans la mise en forme quelque peu attendue du polar  : le fait de dévoiler une partie du mystère dès la moitié du film est un choix qui se fait de plus en plus, afin de pallier le risque de redondance ou bien de déception à opter pour un thriller classique, où le coupable ne se démasque qu’à la fin, parallèlement à la fin de l’intrigue.

Cependant, cet écueil est à moitié évité par le réalisateur qui a réussi malgré cela à transformer un processus attendu en un dénouement qui, même s’il ne transcende pas forcément, ne peut pas être deviné dans sa totalité, même pour un grand amateur et habitué de polars. Il y a donc toujours une part de surprise à la fin, sans oublier une envie vraiment palpable de créer une action présente tout aussi agréable à regarder que le mystère final. C’est ce qui en fait un huis-clos réussi, dont on attend avec impatience la fin sans pour autant trépigner sur son siège.

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