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« Trainspotting » – Lust for Film

© Universal Pictures France

Chaque mois, la rédaction de Maze revient sur un classique du cinéma. Après Les Ailes du désirs de Wim Wenders, (re)découvrez LE film déjanté culte des nineties : Trainspotting. Véritable symbole d’une jeune génération désœuvrée et en perte de repères, cette pépite cinématographique drôle et cynique nous plonge dans la décennie SIDA, acid et rock’n’roll.

Tandis que nous avons le plaisir de retrouver Ewan McGregor dans Doctor Sleep, la suite de Shining (monument cinématographique qu’on ne présente plus) nous vient l’envie de nous tourner vers la filmographie de cet acteur écossais, elle-même parsemée de quelques classiques du 7ème art. Et pas des moindres, puisqu’elle comporte notamment le mythique Trainspotting signé Danny Boyle sorti en juin 1996, qui a réellement propulsé ce sex-symbol sous les projecteurs. Adapté du roman éponyme à la dimension autobiographique d‘Irvine Welsh (1993), ce classique de la pop culture emblématique des années 90 nous dresse le portrait d’une bande de potes junkies à Édimbourg ici véritable métropole glauque en perdition. Boyle nous offre plus largement une plongée singulière et ironique dans le quotidien sombre d’une jeunesse paumée qui souhaite reprendre le contrôle de son destin en se laissant le perdre, grâce à l’illusion des addictions (héroïne, sport, violence, alcool).

Le public suit ainsi les (més)aventures de Renton, anti-héros attachant et pourtant sans foi ni loi interprété par Ewan McGregor qui nous conte en voix-off son expérience de vie. On retrouve également au cœur de ce casting prestigieux l’excellent Robert Carlyle qui joue Begbie, le tyrannique et impulsif chef de meute craint de tous. Ainsi que Kevin McKidd qui donne ses traits à Tommy aux yeux gris, le dernier innocent et éternel amoureux du groupe dont la grande faiblesse est de toujours dire la vérité. Ewen Bremner interprète quant à lui l’euphorique et touchant Spud, Jonathan Lee Miller le séducteur obsédé par James Bond et peroxydé à souhait comme le veut l’usage (ou la mode) “Sick Boy”. Et la talentueuse Kelly McDonald la jeune et charismatique Diane à la sublime robe à sequins, coup de foudre épineux de Renton.

© Channel Four Films

Symbole du malaise d’une génération dans un monde en crise

« Choisir la vie, choisir un boulot, choisir une carrière, choisir une famille, choisir une putain de télé à la con, choisir des machines à laver, des bagnoles, des platines laser, des ouvre-boîtes électroniques. Choisir la santé, un faible taux de cholestérol et une bonne mutuelle. Choisir les prêts à taux fixe, choisir son petit pavillon, choisir ses amis, choisir son survêt et le sac qui va avec, choisir son canapé avec les deux fauteuils, le tout à crédit avec un choix de tissus de merde. Choisir de bricoler le dimanche matin en s’interrogeant sur le sens de la vie, choisir de s’affaler sur ce putain de canapé et se lobotomiser aux jeux télé en se bourrant de MacDo. Choisir de pourrir à l’hospice et de finir en se pissant dessus dans la misère en réalisant qu’on fait honte aux enfants niqués de la tête qu’on a pondus pour qu’ils prennent le relais. Choisir son avenir, choisir la vie. Pourquoi je ferais une chose pareille ? J’ai choisi de pas choisir la vie, j’ai choisi autre chose. Les raisons ? Y a pas de raisons. On a pas besoin de raisons quand on a l’héroïne. »

Trainspotting, Danny Boyle (1996)

C’est par ce projet de vie qui sonne comme une banale et ennuyeuse liste de courses prononcée avec un accent écossais à couper au couteau que débute un des chefs-d’œuvre cinématographiques les plus cultes des années 90. Par un célèbre slogan de prévention anti-stupéfiant « Choose Life » (arboré notamment sur les t-shirts du clip Wake Me Up Before You Go Go de Wham !) ici tourné ouvertement en dérision. Une manière bien originale d’inaugurer une projection Hors Compétition du Festival de Cannes de l’année 1996 et qui donne sans détour le ton désabusé de cette fresque sociale qui dépeint le profond malaise d’un groupe d’amis natifs de la banlieue écossaise de Leith.

Cette déclaration clamée haut et fort (aujourd’hui iconique) constitue un renoncement assumé à toute forme de vie considéré comme parfaite (Scénic, labrador et pavillon compris). Une aspiration à se défaire du calvaire hypocrite de la conformité qui se matérialise par la fameuse scène de la course-poursuite du long-métrage. Au fur et à mesure de cette folle course dans les rues d’Édimbourg, les personnages sèment comme des Petits Poucets modernes des objets fraîchement volés (ici des DVDs), symbole d’une identité de faux-semblants qui s’effrite peu à peu, d’une culpabilité qui se dévoile aux familles, amis, et copines. Cette scène revient comme un leitmotiv et représente cette fuite volontaire devant l’ordinaire inquiétant, cet instinct de survie qui pousse à sauver sa peau et ces montées d’adrénaline tant recherchées (vol, drogue, sexe mais aussi bonheur pour la ménagère lambda accro au valium) qui font presque oublier la réalité. La boucle est bouclée avec la répétition de ce même monologue à la fin du long-métrage, qui prend alors une toute nouvelle (et inattendue) dimension. Un ou plusieurs des personnages prendront-t-ils la décision de justement « choisir la vie » pour mieux berner les autres et, enfin, être tranquille ?

© Channel Four Films

Ce long-métrage met clairement en lumière les nombreuses voies sans issues qui s’ouvrent devant la génération X en ce début des années 90 (résumé par le “hard times” tagué dans la cage d’escalier du dealer du groupe. Telles les limites d’un système judiciaire superficiel qui encourage la marginalité (recrudescence de la criminalité organisée), d’une profonde crise économique post-Thatcher (qui touche le milieu ouvrier) et la perte d’identité (patriotisme réactionnaire qui attaque la feignantise du peuple écossais) proclamé avec virulence dans les grandes plaines emblématiques et désertées d’Écosse. De même, l’épidémie du VIH est abordé en crescendo (show télé surréaliste, graffitis « aids junky scum » et « plague », évocation des résultats du test) à l’image de la propagation insidieuse et injuste de ce virus alors tabou. Une seule alternative se dessine alors pour fuir cet avenir effrayant et qui consiste à perdre une vie qui ne présente pas d’intérêt à la gagner. Des inquiétudes liés à l’aube d’un nouveau siècle dissimulées ou pour un temps oubliées par l’illusion créée par l’usage de psychotropes, qui permettent de s’évader de ce quotidien sans saveur et finalement des responsabilités qui arrivent à grand pas avec l’âge adulte. Un désir euphorique si aveugle et soutenu qu’il mène à des débordements : agressions gratuites, overdoses plus ou moins dramatiques ou encore maltraitance infantile.

De même, la thématique narrative centrale du long-métrage demeure l’amitié, qui est traitée aussi tragiquement. Ces liens affectifs entre potes cultivées par la drogue, qui rapproche étonnamment plus qu’elle n’isole, mais qui se volatilisent une fois tout le monde sobre/sevré. Car cette bande de skagboys n’a finalement plus rien à se dire ne se soutient pas : chantage affectif, culpabilisation, lacunes évidentes de confiance et d’écoute (cf. monologues interminables de «  Sick Boy  » sans réponse et silences gênants). Une relation ambiguë qui est pourtant sans cesse mise en regard du sport collectif et fédérateur qu’est le foot (sous la forme de calendrier, photos souvenirs, métaphores sexuelles). Une des seules occasions de se retrouver et d’être vraiment ensemble. 

© Channel Four Films

Un revers inédit au cinéma pessimiste de l’an 2000 ?

Au cours du visionnage, nous apparaît une spécificité du film : la capacité à traiter avec bienveillance un sujet qui ne l’est pas, à l’image du regard que pose ces jeunes sur eux-même et sur cette situation absurde (on pense aux scènes de fous rires, mi-jaunes mi-authentiques). On peut facilement considérer que le long-métrage culte de Danny Boyle a initié un nouveau genre lié à la représentation des jeunes marginaux en proie à l’addiction, qui ne se résume pas (ou du moins plus) à un message moralisateur. Comme tentera de le faire Justin Kerrigan trois ans plus tard avec le déluré Human Traffic (1999), Trainspotting est de ses films qui se jouent de l’humour pour offrir finalement une vision désinvolte de cette jeunesse en crise qui est capable de tout pour survivre autrement que par les conventions. Moins badant que Requiem for a dream (Darren Aronofsky, 2000), plus léger que Oslo 31 août (Joachim Trier, 2011) et plus délirant que Las Vegas Parano (Terry Gilliam, 1998), ce bijou cinématographique aborde des thématiques cocasses du quotidien bien loin de la vision pessimiste manichéenne et la philosophie poussée à la Matrix des Wachowski (1999). Car oui, comme le prononçait déjà le personnage de Diane en 1996 : bien que tout se répète, «  tout change  » aussi. Cette petite lueur d’espoir résonne avec la confrontation à un nouveau monde, moins fermé, celui de la métropole londonienne, où l’on ne retrouve pas les mêmes boîtes, musiques, drogues et où la frontière du genre s’amincit progressivement. Soit un monde où la chance qu’on a jamais saisi va enfin tourner.

On peut ainsi citer les scènes de tentative d’intégration sociale, telle la quête désespérée d’une partenaire en boîte à cause du retour de flamme de la libido post-sevrage (drague foireuse ou encore «  chasse du mâle  » sur le dancefloor). La question du désir sexuel est aussi évoquée à travers la mythique scène de coup de foudre entre Renton et Diane (sans doute la plus belle du cinéma), magnifiée par la subtilité d’un travelling et du morceau Atomic de Blondie. Ou encore l’extase de l’orgasme suggéré comparée de manière hilarante avec un but joyeusement marqué lors d’un match de foot. De même, le motif de la dissimulation dans le long-métrage est amené avec humour à travers la thématique de la défécation (gros  «  accident  » que Spud tente en vain de cacher à sa copine). Ce genre de blague vaseuse liés aux excréments et à la constipation (ou pas) est aussi illustré lors de la plongée littérale dans les «  pires toilettes d’Écosse  » de Renton pour récupérer des suppositoires phosphorescents tant convoités, qui montre avec dérision de quoi on est consciemment capable quand la drogue est tout ce qui compte. Ou encore le malaise face au milieu du travail rendu drôle par l’entretien plus que speed d’un  «  Spud  » bien étriqué dans son costard-cravate, dont l’objectif subtil est de rester dans le marginalement acceptable (ne pas être embauché mais montrer qu’on s’est donné les moyens de l’être pour continuer à toucher le chômage). Le côté ironique du film se joue aussi par les tutos  «  comment organiser une désintox home made  » sur un remixe bondissant du Carmen de Bizet ou encore l’accueil du dealer Swanney (surnommé la «  Mère Supérieure  ») digne d’un restaurant cinq étoiles transposé à un autre type de cuisine. 

© Channel Four Films

Un Chef d’œuvre musical et visuel inspiré et qui inspire

Le long-métrage écossais est truffé de clins d’œil qui permettent de mieux ancrer son propos dans une époque et dans un état d’esprit précis et sont avant tout musicales. Successivement new age, post-punk et rock indé, la musique sélectionnée avec attention participe à cette immersion totale. L’iconique bande originale compte ainsi quelques pépites signés Blur, Lou Reed, Run DMC ou encore le célèbre Lust For Life de Iggy Pop. Référence intégrée d’ailleurs au sein même de la narration, puisque l’artiste américain est littéralement adulé par Renton et Tommy. On note aussi des échos visuels à des oeuvres du cinéma classique qui a mis en lumière les grands oubliés de l’Art, les marginaux, comme les personnages de Taxi Driver (Martin Scorsese, 1976) grâce aux décors old school du «  Volcano Club  ». Le film constitue d’ailleurs un remake assumé et actualisé du chef d’œuvre kubrickien Orange Mécanique (1971), qui se caractérise par un groupe de potes similaire : qui n’en est pas vraiment un et dont les relations malsaines et souvent opportunistes se caractérisent par des excès de violence et des trahisons. Le rôle fort de la musique ne se réduit pas qu’à la B.O., mais aussi aux allusions visuelles à des boys band de la sphère musicale tels les Beatles avec des plans furtifs reproduisant les couvertures des albums Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band (1967) et Abbey Road (1969). L’entremêlement constant de cette oeuvre totale entre cinéma et musique se concrétise par les citations au clip vidéo Bankrobber (1980) des Clash et au pseudo-biopic britannique sur les fameux Fab Four intitulé 4 Garçons Dans le Vent (A Hard Day’s Night) (1964).

La mise en scène inventive et originale de ce bijou visuel a aussi énormément participé à sa renommée . Le spectateur assiste à des plans surréalistes, qui reproduisent par exemple les effets de la drogue, comme l’illustre la chute dans la moquette, évocation métaphorique de la descente aux enfers de l’overdose. Cet état second est matérialisé par des barres de part et d’autre de l’écran qui subsistent lorsque le jeune homme défoncé, devenu un poids mort, est passé de main comme un fardeau qui ne vaut plus rien. Des mouvements de caméra absurdes et audacieux qui distordent l’espace auxquels la série anglaise atypique et à succès Sex Education rend d’ailleurs hommage. Le long-métrage revêt aussi une dimension documentaire, par l’emploi de sous-titres explicatifs, d’images d’archives (de matchs de foot légendaires) et de gros plans pédagogiques (préparation d’un fix). Mais aussi par des séquences plus drôles, comme la succession rapide et invraisemblable de plans rapprochés au rythme de la dégustation d’un bon milkshake ou le gros plan ragoûtant (ou pas) sur un petit déjeuner british à base de flageolets. L’esthétique du film est de plus inédite car colorée, par des papiers peints psychédéliques kitsch, mais aussi sombre, par le travail de lumière inspiré du peintre Francis Bacon. Et plus particulièrement par le travail de salissure des décors et des personnages, comme le montre bien l’appartement sans lumière dans lequel sont confinés les protagonistes lors de leurs trip, véritable labyrinthe rongé et barricadé qui montre l’isolement volontaire et le malaise qui règne à l’extérieur.

L’épopée écossaise Trainspotting constitue définitivement un film unique et jubilatoire qui, par ses partis-pris narratifs, musicaux et visuels, reste emblématique et extrêmement apprécié par les cinéphiles d’hier et d’aujourd’hui. Un long-métrage hybride, à la croisée des genres où cohabite paradoxalement glauque et rafraîchissant, léger et ironique, comique et tragique. Bien que la récente suite cinématographique Trainspotting T2 (2017) ait (injustement) rencontré un succès commercial moindre, les fans de la première heure étaient bien au rendez-vous vingt ans plus tard pour retrouver la joyeuse bande de potes délurés, symbole d’une postérité qui ne se dément pas et qui nous encourage à en demander encore. Et aussi à conseiller le nouveau bijou littéraire de la saga d’Irvine Welsh DMT, récemment sorti dans les meilleures libraires.

© Channel Four Films / Miramax

– BOYLE Danny, Trainspotting, Studios Universal, 95 minutes, 1996.

Si l’univers de Trainspotting vous intéresse :

  • Autres roman de la saga Trainspotting d’Irvine Welsh : 

Trainspotting, Editions l’Olivier, 1993.

Porno, Editions Au Diable Vauvert, 2002.

Skagboys, Editions Au Diable Vauvert, 2012.

L’Artiste au couteau, Editions Au Diable Vauvert, 2016.

DMT (Dead Men’s Trousers), Editions Au Diable Vauvert, 2019

  • Univers cinématographique autour de Trainspotting :

Aronofsky, Requiem for a dream, 2000.

Boyle, T2 Trainspotting, 2017.

Cattaneo, The Full Monty, 1997.

Curtis-Hall, Gridlock’d, 1997.

Lester, A Hard Day’s Night, 1964.

Leterrier et Yuen, Le Transporteur, 2002.

Kerrigan, Human Traffic, 1999.

Kubrick, A Clockwork Orange, 1971.

Ritchie, Lock, Stock and Two Smoking Barrels, 1998.

Ritchie, Snatch, 2000.

Tarantino, Pulp Fiction, 1994.

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