SOCIÉTÉ

En Colombie, des casseroles pour la démocratie

© EFE

Depuis plusieurs jours, les manifestations se multiplient aux quatre coins de la Colombie, avec un objectif bien clair, la réforme profonde du système politique actuel, et un mot d’ordre : faire un tintamarre avec des casseroles, devenues le symbole de la contestation. 

Annoncé depuis plusieurs semaines, le «  paro nacional  » (manifestation nationale) du jeudi 21 novembre dernier a tenu toutes ses promesses, et les a même largement dépassées. Ce jour-ci, plus de 200 000 Colombiens de tous horizons sont sortis dans les rues du pays – selon les autorités – car ce chiffre s’avère en réalité bien plus élevé, certains syndicats parlant de plus de deux millions de personnes dans les grandes villes – de la frontière équatorienne à la côte caribéenne. Étudiants, syndicats étaient en tête des cortèges, mais, chose unique dans ce pays, la manifestation a rallié des citoyens de différentes origines sociales et de tous âges, motivés par un but commun : chambouler la classe politique actuelle et obtenir des réformes socio-économiques et politiques nécessaires pour le renforcement de la démocratie. 

Une démocratie de papier

Pour comprendre le pourquoi de cette manifestation monstre, une explication s’impose. 

Non, la Colombie n’est pas une dictature, ni même un régime autoritaire, contrairement à ce que pourrait laisser penser le titre de cet article. En attestent les élections locales et régionales de fin octobre, qui se sont conclues par un changement radical dans de nombreuses régions, notamment avec l’arrivée de la première femme élue maire de Bogotá, Claudia López, candidate de centre gauche. 

Surtout, elles se sont soldées par la défaite historique de l’ «  uribisme  », idéologie tirée du nom de l’ancien président, et aujourd’hui sénateur, Álvaro Uribe, figure politique principale et hautement controversée du pays. La droite dure prônée par le sénateur du Centre Démocratique, a en effet été renversée dans ses bastions principaux, à commencer par le département d’Antioquia et sa capitale Medellín, connue pour son conservatisme et d’où est originaire le sénateur Uribe Vélez. 

La Colombie est par ailleurs surnommée «  la plus vieille démocratie d’Amérique latine  », étant parvenu à passer outre l’expérience des régimes autoritaires dans les années 70, pour la plupart ultra-libéraux, de véritables laboratoires d’expérimentation de la théorie néoclassique prônée par les Chicago Boys – Chili et Argentine en tête. 

Cependant, beaucoup affirment ici que la dictature du Général Rojas Pinillas, terminée en 1957, n’était dans les faits pas moins démocratique que l’alternance forcée du «  Front National  » qui y fit suite jusqu’en 1974. Ainsi, pendant qu’une grande partie du continent sud-américain vivait sous le joug de régimes militaires, le système politique colombien fut pendant seize ans le fruit d’un accord politique entre conservateurs et libéraux pour favoriser la transition démocratique : un mandat pour les libéraux, suivi d’un mandat pour les conservateurs, et ainsi de suite. Pas de réelle alternance selon les règles démocratiques donc, mais un système bipartite prédéterminé et empêchant l’émergence de toute autre force d’opposition. 

D’autre part, ce système de coalition fut destiné à mettre fin à la période de « Violence », débutée en 1930 et caractérisée par des affrontements violents entre libéraux et conservateurs, en particulier dans les régions les plus reculées du pays, ayant mené à la mort entre 200 000 et 300 000 personnes, et au déplacement forcé de plus de 2 millions de Colombiens. Pour autant, cette alternance n’a pas réglé le conflit social sous-jacent, matérialisé par le « latifundisme » – soit la concentration des terres dans les mains d’un petit nombre de puissants propriétaires, qui a mené à l’émergence de plusieurs guérillas – les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC-EP) et l’ELN (Armée de Libération Nationale) en tête de file. 

Crédits : Paul De Ryck

Ainsi, malgré l’existence d’un régime a priori démocratique, la Colombie est le théâtre d’un conflit armé de plus de cinquante ans et, au-delà de ça, d’une violence sociale qui remonte jusqu’aux années 30 et fragilise les institutions, par ailleurs absentes dans de nombreuses régions livrées à elles-mêmes face aux divers groupes armés. Groupes paramilitaires, bandes criminelles, dissidences des FARC ou factions de l’ELN, toutes étroitement liées au narcotrafic, mais également l’armée colombienne sont aujourd’hui des acteurs d’hostilités qui persistent dans certaines régions – du Cauca au sud du territoire à l’Arauca, situé à la frontière vénézuélienne – malgré la signature de l’Accord de Paix en novembre 2016. 

A cela s’ajoutent la permanence d’une oligarchie politique et économique, une corruption rampante, des niveaux d’inégalités considérablement élevés, et la perpétuelle question de la culture et de la commercialisation de la cocaïne, qui, sans être une cause structurelle du conflit, en est un moteur principal, alors que les principaux cartels mexicains sont aujourd’hui présents sur le territoire colombien. Tout autant de facteurs qui expliquent aujourd’hui la fragilité du système démocratique en Colombie et les revendications de ses habitants face au gouvernement d’Iván Duque.  

Les raisons de la colère

L’absence de volonté politique pour faciliter l’implémentation de l’accord de paix – à peine dissimulée par le gouvernement actuel – est donc une des raisons principales de la colère du peuple colombien. Comme le souligne Laura, journaliste ayant participé à plusieurs marches depuis le début des protestations : «  Jusqu’à ce que soit réellement implémenté l’Accord de Paix, ce à quoi s’oppose le gouvernement actuel, le changement qui a commencé avec sa signature ne va pas réellement se concrétiser  »

Un scandale a récemment éclaté, menant à la démission du Ministre de la Défense Guillermo Botero. Au cours d’une audience menée devant le Congrès visant à débattre une motion de censure de ce même ministre, le sénateur Roy Barreras a en effet dénoncé la mort de plusieurs mineurs lors du bombardement d’un camp de guérilleros, démontrant la continuation des exécutions extrajudiciaires menées par le gouvernement à l’encontre de populations civiles. Un tollé renforcé par la réponse du président Iván Duque à un journaliste qui lui demandait une réaction sur la mort de ces huit mineurs. Dans une vidéo largement partagée sur les réseaux sociaux, le dirigeant affichait un certain dédain face au journaliste et se contentait d’un simple « de qué me hablas viejo » (que l’on pourrait traduire par « de quoi tu me parles mon gars »), aujourd’hui tourné en dérision par les manifestants. 

Ce, quelques mois après que le New York Times a révélé que l’armée colombienne a reçu l’ordre de «  doubler le nombre d’assassinats de criminels et de guérilleros  », sans prêter attention aux possibles dommages collatéraux – comprendre ici la mort de populations civiles.

Une découverte qui a fait l’effet d’une bombe dans le pays, rappelant le scandale des «  faux positifs  ». Ces révélations avaient mis en lumière fin 2008 – pendant le gouvernement d’Álvaro Uribe – l’existence de milliers d’exécutions extrajudiciaires de civils, déguisés par l’armée colombienne en guérilleros, dans le but d’augmenter leurs quotas dans leur lutte contre les FARC-EP, des crimes qui restent aujourd’hui majoritairement impunis.

Ainsi, le processus de paix en Colombie est aujourd’hui limité par la faible volonté politique du gouvernement actuel d’implémenter les dispositions de l’Accord de Paix, long de plus de 300 pages. En particulier, malgré les promesses d’une nécessaire réforme agraire pour régler le problème de la concentration de la terre, une cause structurelle majeure du conflit, l’application des programmes contenus dans le texte stagne aujourd’hui.

Selon Daniel, avocat qui termine des études en sciences politiques, la manifestation de ces derniers jours n’est que le «  résultat d’un manque flagrant de gouvernabilité du président, qui n’a ni la capacité de constater les échecs de son gouvernement, ni celle de réagir de manière adéquate. Cet exécutif ‘pachydermique’ est l’ennemi de toutes les revendications sociales, et cela se voit en particulier quant au nombre de leaders sociaux assassinés, à l’avancée de politiques régressives ‘néoparamilitaires’ et à l’implémentation minimale de l’Accord de Paix, qui sont tous des facteurs déterminants pour l’avenir du pays  ».

Une photo prise lors d’une manifestation contre les assassinats de leaders sociaux en 2018. Crédits : Esneyder Gutiérrez

En effet, les assassinats quasi quotidiens de leaders sociaux ou d’anciens guérilleros, ainsi que la difficile réincorporation à la vie publique de ces derniers, prévue par l’accord, témoignent de la difficile construction de la paix dans ce pays, qui constitue aujourd’hui une revendication principale des Colombiens, fatigués de vivre dans un environnement conflictuel depuis des décennies. Depuis la signature de l’Accord de Paix, qui vient de fêter ses trois ans, plus de 700 leaders sociaux et défenseurs des droits de l’homme, ainsi que 135 anciens FARC démobilisés auraient été assassinés.

Gloria Isabel, avocate qui se décrit comme «  profondément engagée pour la paix  », vient corroborer cette affirmation : «  je suis mère de deux adolescents et je souhaite qu’ils puissent vivre dans un pays en paix. Je peux te parler de ce qu’est naître dans en pays en état de siège permanent. Je peux te parler de ce qu’est vivre dans une ville menacée par Pablo Escobar. D’avoir peur de voyager dans ton propre pays, de peur d’être prise en otage par la guérilla. Comme beaucoup, je suis épuisée par la guerre et je veux un pays meilleur pour mes fils. Je veux la paix, et même si pour ça il faut faire des concessions  »

Cependant, les causes de la manifestation ne se limitent pas à la question, certes cruciale, de la construction de la paix. Les revendications sont bien plus larges, et elles abordent également des fonds bien plus importants pour l’éducation publique, marginalisée en Colombie au profit du privé, en particulier dans l’enseignement supérieur, très peu accessible à une grande partie de la population. Dans les principales universités privées telles que l’Universidad de los Andes ou l’Universidad Javeriana, un pregrado (licence) peut facilement atteindre 15 millions de pesos colombiens par semestre, soit environ huit mille euros à l’année, voire le double pour un master, quand le salaire minimum dépasse à peine les 800 000 pesos, soit 210 euros.

Alors que le gouvernement était arrivé à un accord avec les universités publiques pour une hausse de leur financement à la suite de manifestations massives fin 2018, de nombreux étudiants, professeurs et administrations de ces universités affirment ne pas avoir vu la couleur des 1 200 milliards de pesos colombiens promis par les autorités – soit environ 315 millions d’euros. 

Les manifestants s’opposent également aux réformes du travail et du système de retraite annoncée par le gouvernement, et fustigent le «  paquetazo  », un ensemble de mesures jugées néolibérales par ses détracteurs. Ainsi, alors que le salaire minimum légal ne permet pas de vivre dans des conditions décentes, le gouvernement propose notamment dans son projet de loi d’instaurer un salaire minimum différentiel, soit une rémunération à hauteur de 75 % du salaire minimum pour les moins de 25 ans, dans le but de lutter contre le fort taux de chômage des jeunes actifs.

Concernant la réforme du système de pensions, Gloria Isabel affirme pour sa part «  que la corruption s’est accaparée une grande partie des ressources étatiques et qu’il est nécessaire d’adopter une réforme des retraites car l’Etat n’a actuellement pas de quoi financer ces pensions. Les impôts sont donc nécessaires pour investir dans la redistribution, car le travail informel a atteint des niveaux très élevés ». Cependant, alors qu’une modification du système de retraite est nécessaire, dans un pays où environ de 75 % des personnes retraitées ne touchent aucune pension, la réforme appuyée par l’OCDE ne semble pas passer auprès de certains manifestants, qui souhaitent que ce soient les plus privilégiés, et non les classes moyennes, qui contribuent en priorité aux pensions. 

Enfin, l’approbation des points contenus dans la concertation anti-corruption menée par le gouvernement en 2018, ainsi que la baisse du salaire des élus, sont d’autres revendications amenées par les manifestants. 

Une journée de mobilisation

Jeudi 21 novembre, 23h. Les casseroles résonnent encore dans tout Bogotá, et bien au-delà, comme une manière de mettre un terme de manière pacifique à une journée riche en émotions dans tout le pays andin. C’est l’heure à laquelle je choisis d’écrire à certains proches, ainsi qu’au groupe de discussion WhatsApp de la spécialisation en droits de l’homme à laquelle je suis actuellement inscrit à l’Université Nationale de Colombie, pour recueillir les réactions de mes camarades sur ce qu’il se passe actuellement dans leur pays. 

Crédits : Luisa González / Reuters

Certains me répondront dans les minutes qui suivent. C’est notamment le cas de Jeison, diplômé en sociologie de cette même université, alors qu’il marche encore dans les rues de Bogotá « entouré d’inconnus qui se sont joints pour appeler à la contestation ». Il m’a dit qu’il n’avait pas voulu perdre cette opportunité unique de m’écrire, au moment même où il se rendait compte du caractère inhabituel de cette manifestation. « Je me souviens que, lorsque j’étais encore étudiant en sociologie, les horaires de mobilisation sociale étaient, de manière burlesque, calquées sur des horaires de bureau ; qu’elles commençait à midi, atteignaient leur point culminant avant le coucher du soleil et étaient arrêtées par la pluie. Je dois reconnaître que j’ai cru que ce destin laconique se répéterait aujourd’hui lorsque la nuit a commencé à tomber. Mais non, aujourd’hui ça a été totalement différent. Il s’est créé un acte symbolique dans tous les quartiers de Bogotá, c’est une voix unie et authentique qui a exprimé son non-conformisme face au gouvernement, et ce malgré les nombreuses différences contenues dans ce mécontentement général ».

En effet, ce mouvement de contestation à l’unisson a été une singularité, mais également une force majeure de cette manifestation. Si elle avait été convoquée par les principaux syndicats de travailleurs et par de nombreuses universités, auxquels se sont joints différents collectifs de défense des droits de l’homme, LGBTQI+, des groupes afros, indigènes, etc., c’est une grande partie de la Colombie qui est descendue dans la rue ce jour-là, indistinctement de l’appartenance socio-économique. 

Comme le souligne Nicolás, autre avocat diplômé de l’Université Nationale, dite «  Nacho  », «  la différence est que cette manifestation n’a pas été menée par un groupe sociétal, sinon qu’il y a eu le surgissement d’un intérêt pour la contestation, qui a notamment dépassé la division entre université publique et université privée. Avant, on pouvait ‘sectoriser’ une manifestation, par secteur d’activité, mais également par génération ; là, c’est impossible : des grands-parents, des parents et des enfants ont partagé un même espace ! Ce n’est pas un processus avec un nom particulier, c’est celui de la société dans son ensemble contre le pouvoir étatique ». 

Capture d’écran sur Twitter

Le 21 novembre, une journée riche en émotions donc, mais également en affrontements avec l’ESMAD, la police anti-émeutes. Paola Castellanos, jeune avocate, raconte que c’est bien «  l’ESMAD qui a commencé à lancer des gaz lacrymogènes aux étudiants et aux familles, alors qu’il y avait des enfants et des personnes âgées et que les étudiants à aucun moment n’avaient commencé à les attaquer. Ils ont lancé des grenades assourdissantes, et alors qu’ils étaient à peine à six mètres de nous, ma soeur en a reçu une ; heureusement, elle a été touchée au niveau de son sac, sinon elle aurait pu être blessée. En résumé, l’utilisation de la force publique a été totalement démesurée  »

Même son de cloche du côté d’Alejandra, psychologue diplômée de la Nationale : «  je n’ai pas vu un ‘capucho’ (casseur), personne n’a lancé de pierre, nous étions tous les mains en l’air, sans violence aucune. Et ils nous ont attaqués, ils nous ont gazés. Je suis choquée, j’ai plusieurs trous du moment où on nous a attaqués. J’ai toujours défendu les policiers, car ils font juste leur travail ; plusieurs personnes de ma famille travaillent dans la police. Mais après ce que j’ai vécu aujourd’hui, je suis très déçue par les forces publiques de ce pays. Je me sens triste, j’ai peur. Je sais que la lutte doit suivre mais je ressens comme une sorte de ‘dichotomie interne’ car je suis bloquée par la peur  »

Gloria Isabel, de son côté, affirme qu’elle n’a pas participé à la marche, car ceux qui l’organisent ne la «  représentent pas  ». «  Le problème est que de nombreuses personnes qui ont marché n’ont aucune idée de pourquoi elles manifestent, ou que le fait d’attaquer des biens publics revient à attaquer notre porte-monnaie. C’est pour ça que je n’ai pas marché ; il faut manifester, il faut protester, mais avec des fondements, sans diaboliser les institutions, ni les représentants de la force publique qui vont travailler tous les jours avec dignité et mettent leur vie en danger pour un salaire qui ne reflète pas leurs efforts  »

Et après ? 

Vendredi 22 novembre, 21h. A la liesse de la veille s’oppose un silence plus profond dans de nombreuses rues de la capitale, rendues désertes par le couvre-feu imposé quelques heures auparavant par le gouvernement, pour la première fois depuis 1977. Néanmoins, certains manifestants continuent à défiler au son des casseroles, alors que certains affrontements avec les forces de l’ordre et les quatre mille militaires déployés ont été répertoriés. 

Surtout, c’est un air de chaos qui règne ce vendredi soir, ce même avant le début du couvre-feu. Dès la fin de l’après-midi, des rumeurs de pillages dans tout Bogotá se diffusent, alors que des milliers de personnes se retrouvent prises au piège par l’annonce du gouvernement. Il faut comprendre que Bogotá est une ville tentaculaire, peuplée de plus de sept millions d’habitants, qui s’étend sur des dizaines de kilomètres, avec un des pires réseaux de transport public d’Amérique latine – il n’y a notamment pas de métro dans la capitale. 

Il est donc commun de passer plusieurs heures à rentrer chez soi lorsqu’on habite loin du centre ; ajoutez à cela l’annonce du gouvernement et les principales artères bloquées par les manifestations, et il est très facile de s’imaginer le désordre déclenché en cette fin d’après-midi. Face à la gravité de la situation, plusieurs universités du centre ont par ailleurs ouvert leur porte pour offrir l’asile aux étudiants ne pouvant rentrer à temps chez eux. 

Cependant, les tensions ne font que s’amplifier, jusqu’à atteindre un niveau de psychose générale le couvre-feu déclenché, avec des nombreux mouvements de panique créés par des pillages massifs dans les quartiers de la capitale, en particulier dans les grandes résidences où les habitants ont décidé de sortir eux-mêmes de leur appartement pour se défendre face aux «  vandales  ». 

Des «  vandales  », vraiment ? De nombreuses vidéos diffusées sur Twitter montrant l’organisation clinique de ces groupes et un modus operandi similaire aux actes de violences survenus la veille à Cali, laissent à penser que ces pilleurs sont en réalité des membres des autorités. Dans quel but ? Créer une demande de sécurité de la part du peuple et ainsi légitimer une réponse autoritaire du gouvernement aux manifestations. Loin d’être le seul fait de certains blogs complotistes, cette analyse, nommée «  stratégie de la panique  » a fleuri presque aussi rapidement que les chaînes sur WhatsApp ou Twitter alertant de l’arrivée de vandales dans certains quartiers.   

Pour Alejandra, ça ne fait pas de doute : «  dans mon quartier, il y a eu beaucoup de tensions après que les gens aient diffusé des rumeurs comme quoi des vandales entraient dans les résidences, qu’il y avait des voleurs qui pillaient. Mon père est descendu avec un bâton en bas de chez moi. J’ai vu toutes les vidéos qui montrent que c’est très suspect ; oui il y avait des vandales dans les rues, mais j’ai regardé et il n’y a aucun chiffre d’arrestation, de morts, de blessés, donc c’est très étrange et ça fait beaucoup penser à une manipulation du gouvernement ».

De l’espoir ?

Plusieurs jours après le début des mobilisations, l’engouement populaire n’a pas dégonflé. Le couvre-feu imposé à Bogotá, la mort de trois personnes le jeudi dans le département du Cauca, ou plus récemment, la mort de Dilan Mauricio Cruz Medina, un jeune de 18 ans blessé par l’ESMAD à Bogotá, n’ont fait que raviver la colère des manifestants. Pitatón (concours de klaxons), besatón (de baisers) ou autres actions sont venues s’ajouter au large répertoire de la protestation populaire. Cependant, le cacerolazo est le véritable symbole de cette révolte populaire, et il n’y a pas eu une seconde depuis la soirée du jeudi 21 novembre où un bruit de casserole n’a pas retenti dans le pays.

«  Jusqu’à maintenant, il y a eu une campagne de haine qui a infiltré toute la société, le débat est toujours polarisé, comme si l’on était nécessairement d’une bande ou d’une autre. C’est ça qui empêche le pays d’avancer, ça nous a fait oublier que c’est le peuple qui doit contrôler les gouvernants  » affirme Laura. 

«  Paradoxalement, la non-implémentation du processus de paix a permis de rendre visible la réalité du pays ; c’est le premier gouvernement dont le mot d’ordre n’était pas de ‘tuer les FARC’, car elles étaient censées avoir été démobilisées. Quand la problématique des FARC a donc été supposément résolue par l’Accord de Paix, ç’a permis de mettre en lumière tous les autres problèmes qu’a ce pays et la responsabilité de l’Etat. En Colombie, nous sommes toujours dominés par la peur, le conflit, et la stratégie étatique demeure la même, imposer la crainte et le désir de sécurité, comme on l’a vu avec la fameuse vague de panique générée par le couvre-feu et la stratégie du gouvernement  » explique de son côté Nicolás. Cependant, cette peur semble être en train de changer de camp, comme le décrit parfaitement Alejandra : «  quelqu’un m’a dit que nous sommes passés de la peur qui nous faisait nous taire à la peur qui nous pousse à crier et je pense qu’il a parfaitement raison. Nous avons peur, mais nous avons aussi beaucoup de rage  »

«  Vous nous avez enlevé tellement de choses, que vous nous enlevé la peur ». Crédits : Alejandra

En conclusion, le président Iván Duque a annoncé un dialogue social dans les jours à venir, alors que le lundi 25 novembre au soir, les manifestations battent toujours leur plein et n’ont pas cessé depuis jeudi 21 novembre. Avec l’annonce de la mort du jeune Dilan, il est peu probable que la clameur populaire s’éteigne dans les jours à venir.

Claudia López, qui prendra ses fonctions à la mairie de Bogotá en janvier 2020, a affirmé, après une première réunion entre le Président et les principaux maires du pays, que ces derniers ne représentaient qu’indirectement la voix du peuple et que le Président devait donc s’entretenir sans intermédiaire avec les citoyens de son pays. 

Pour Nicolás, il y a de nombreuses raisons d’être prudent, mais s’il est vrai que cette situation inédite donne espoir : «  Je pense que le gouvernement va adopter une stratégie dilatoire, c’est à dire que là le Président va proposer des négociations, il va adopter des accords qu’évidemment ils n’appliqueront pas. Cependant, de l’espoir, j’en ai, car ce qui est nouveau c’est que les gens ne se sont pas arrêtés de défiler après une journée, alors que la continuité n’existe jamais ici, ce qui est louable et nous donne envie d’espérer  ».

Diplômé de Sciences Po Toulouse. Adepte des phrases sans fin, passionné par la géopolitique et la justice transitionnelle, avec un petit faible pour l'Amérique latine. J'aime autant le sport que la politique et le café que la bière. paul@maze.fr

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