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A l’occasion de la sortie du Film Culte de ce mois-ci qui met à l’honneur la bombe cinématographique nineties Trainspotting, nous vient l’envie de vous parler de DMT, opus déluré fraîchement sorti de la saga « Trainspotting ».
Après Trainspotting (1993), sa première suite en 2002 (Porno), un prélude en 2012 (SkagBoys) et un spin-off littéraire en 2018 (L’Artiste au couteau), la complexe fresque sociale d’Irvine Welsh nous plonge de nouveau, pour notre plus grand bonheur, dans l’Ecosse décrépie d’une bande de potes paumés et nostalgiques. Le lecteur a le plaisir de suivre les destins croisés du charismatique et dépassé Renton, du charmant proxénète Simon alias « Sick Boy », de l’artiste bad boy renommé Franck Begbie et de Murphy, dit « Spud » le morveux, près de 20 ans après le récit de leur jeunesse dans la banlieue d’Edimbourg.
Welsh tisse une toile où ces amis d’enfance, perdus de vue (ou consciemment évités) se retrouvent finalement autour de situations comiques et de lieux absurdes qu’on dirait tout droit sortis de Snatch : salle d’opération clandestine, exposition d’art guindée, bar miteux, sauna-bordel. Un roman pour les éternel.lle.s fans de la première heure qu’on dévore d’une traite et qui nous interroge sur les notions de rédemption et d’amitié. Et plus particulièrement sur l’adaptation impossible à un monde qui change sans cesse pour des gamins qui ne parviennent pas à grandir et se défaire de leur passé.
Au niveau structurel, la fiction « DMT » se vit comme une discussion intime avec un bon pote, le compte-rendu d’une journée chargée où se sont succédées des péripéties improbables. Le livre est ainsi construit selon un point de vue subjectif, où le narrateur est annoncé et varie à chaque chapitre. Welsh ne se contente pas de rapporter une expérience vécue par un protagoniste avec ses propres mots mais crée une immersion totale. En effet, les propos des personnages se rapprochent d’un discours oral personnalisé, reproduisant par l’écrit l’intonation de chaque voix (absence de ponctuation classique), accents (écossais de préférence), répétitions (phrases à rallonge) et même le lot d’insultes qui viennent ponctuées poétiquement ce récit humain.
Le lecteur est alors totalement projeté dans la fiction, puisque faisant office de personne de confiance à qui les personnages, assez pathétiques quoique touchants, peuvent se confier. Ils évoluent dans un monde qui leur est hostile et familier, dans une société incompréhensible dont ils se jouent et dont ils sont prisonniers, avec des amis qui n’en sont pas mais qui seront toujours là. De même, le recours à la bande dessinée, pour rendre compte du trip de ces antihéros principaux, suite à l’absorption de DMT, est un parti-pris efficace pour reproduire le décalage surréaliste des protagonistes avec la réalité.
Cette nouvelle aventure sur les terres écossaises (et pas que) nous donne aussi l’occasion de retrouver des leitmotivs chers à l’auteur, tels que son amour inconditionnel du football. Le match des Hibs est ainsi le catalyseur de décisions importantes et un véritable moment fédérateur, rôle que possédait, auparavant, l’héroïne au sein du groupe (cf. Trainspotting). Cet engouement pour le sport constitue de fait la seule opportunité de la joyeuse clique de bras cassés et, plus largement, du peuple écossais de se retrouver et de partager. Car la fierté d’être écossais est également récurrente, comme l’illustre bien le commentaire en couverture du roman : « traduit de l’écossais ». Un fait qui en dit long sur le caractère patriotique revendiqué par cette fiction et sur le particularisme linguistique et culturel du livre.
La thématique principale qui se dégage fortement de cet opus est celle abordée dans les précédents volets, à savoir la relation à un passé idéalisé et étouffant par son actualité. En effet, cette galerie de loosers délurés n’arrivent pas à tourner définitivement la page (comme renoncer à la drogue et à son amour d’enfance) et à faire enfin face à ses responsabilités pour poursuivre son propre chemin. La difficulté à passer à autre chose est symptomatique de blessures superficielles qui peinent à guérir et à se refermer. Le personnage de Renton incarne, par exemple, un besoin contradictoire de fuire et de se racheter, de par son quotidien de manager de DJs capricieux qui jongle entre les avions et les boîtes branchées et sa crainte de recroiser Franco, son pote qu’il a arnaqué (cf. Trainspotting). Cette incapacité à se reposer et sa tendance à faillir et à se défiler renvoient ainsi à ses automatismes de jeunesse, liés à son passif de traître et camé.
Le rapport au passé se résout presque lorsque la bande d’Edimbourgeois dépassés consomme les nouvelles drogues (C, K, MDMA) dans lesquelles baignent les « jeunes » d’aujourd’hui, qu’ils ne sont plus. Ces désinhibiteurs inédits sont une ultime échappatoire pour retrouver leur jeunesse depuis longtemps révolue, posant ainsi la question du désir. Celui de tromper sa femme grâce à Tinder, de sniffer une ligne pour la route, de succomber à une attirance ou à de l’argent facile. Bref, une tentation qu’on espère arriver à dépasser mais de laquelle on ne sort finalement jamais.
« DMT » constitue définitivement une ode légère et sombre au pardon. Vécue comme obligatoire par Renton (pour enfin vivre libre et pleinement), comme ne le concernant pas pour « Sick Boy », comme inaccessible pour « Spud » ou encore comme déjà accomplie par Begbie (lors de sa peine de prison). Toutes ces thématiques, riches de sens et centrales de l’oeuvre de Welsh, semblent parfaitement résumées au sein même du titre de l’ouvrage, un terme polysémique. La DMT est en effet un psychotrope prisé, puissant, créant des hallucinations mais aussi l’anagramme de « Dead Men’s Trousers ». Littéralement « les pantalons des hommes morts » en français, cette expression est autant liée à un vieux jean Levi’s 501 usé et volé qu’à l’épreuve difficile du deuil. Cette expérience de lecture addictive se conseille sans demi mesure, que vous ayez suivi fidèlement les sorties littéraires de Welsh ou que vous ayez savouré les adaptations au cinéma de ses récits iconiques Trainspotting (1996) et T2 Trainspotting (2017).
– WELSH Irvine, DMT (Dead Men’s Trousers), Editions Au Diable Vauvert, Vauvert, 500 pages, 23 euros, 2019.
Si l’univers de DMT et d’Irvine Welsh vous intéressent :
- Des films, pour rester dans l’ambiance DMT jusqu’au bout de la nuit :
– Aronofsky, Requiem for a dream, 2000
– Boyle, Trainspotting, 1996
– Boyle, T2 Trainspotting, 2017
– Cattaneo, The Full Monty, 1997
– Curtis-Hall, Gridlock’d, 1997
– Hansen-Love, Eden, 2014
– Lester, A Hard Day’s Night, 1964
– Leterrier et Yuen, Le Transporteur, 2002
– Kerrigan, Human Traffic, 1999
– Kubrick, A Clockwork Orange, 1971
– Ritchie, Lock, Stock and Two Smoking Barrels, 1998
– Tarantino, Pulp Fiction, 1994
- Des musiques (à écouter durant votre lecture, ou non) citées par ou qui ont inspiré DMT :
– 10CC, I’m not in love
– Alphaville, Big in Japan
– Blondie, Heart of Glass
– Bobby Goldsboro, Honey
– Depeche Mode
– Dusty Springfield, Son of a Preacher Man
– Elton John, Yellow Brick Road (Album)
– Eurythmics, Thorn in My Side
– Gladys Knight & the Pips, Classic Motown
– Guns N’ Roses, Chinese Democracy
– Hearts Squad (ft. Colin Chisholm & the Glasgow Branch), The Hearts Song
– Hector Nicol (with The Kelvin Country Dance Band), Glory Glory to the Hibees
– Iggy Pop, Lust For Life
– Kim Carnes, Bette Davis Eyes
– Little Big, Skibidi / I’m Okay
– Madness, My Girl
– Moot The People, Honaloochie Boogie
– New Order, True Faith / Blue Monday
– Peter Brown, Do You Wanna Get Funky With Me
– Ramones, Leave Home (Album)
– Siouxsie And The Banshees, Happy House
– Terry Jack, Seasons in the Sun
– The Proclaimers, Sunshine on Leith
– Tiffany, I Think We’re Alone Now
– Toto, Africa
– Vic Godard & the Subway Sect, Johnny Thunders
– Visage, Fade To Grey