© Illustration du spectacle Moi, les mammouths pour le Théâtre Nouvelle Génération, Lyon.
Qu’est-ce que de la littérature pour enfants ? Ces livres que je lisais en primaire ou au collège, pleins de magie et d’amitié, traînent sûrement au fond d’une malle dans le grenier, bien loin de mes lectures d’adultes, aux allures plus sérieuses. Maintenant, mes couvertures sont ternes et mes titres complexes, teintés de mystère. Pourtant, c’est à vingt ans que j’ai découvert Manuela Draeger et sa littérature jeunesse qui m’a happée dans un univers entre rêve et banquise, sans que je ne puisse faire aucune différence avec mes lectures dites d’adultes.
« C’était un soir comme presque tous les autres. Je me tenais près de la fenêtre et, du haut du cinquième étage, je regardais le crépuscule s’étendre sur l’estuaire. Depuis chez moi, la vue est superbe quelle que soit l’heure, mais, quand la nuit vient, l’image qui se forme est particulièrement belle. »
Moi, les mammouths par Manuela Draeger chez L’Ecole des loisirs – P.7
Mammouths et bizarreries
Moi, les mammouths est un des romans de Manuela Draeger, publié chez L’Ecole des Loisirs en 2015. Le lecteur suit le personnage principal, Bobby Potemkine, dans l’une de ses nouvelles affaires étranges. Des mammouths ont été vus près du débarcadère et, comme la police a disparu depuis quelques temps, lui et Lili Nebraska tentent d’élucider “les énigmes les plus bizarres“.
Dans un univers de ruine et de banquise, sorte de ville fantôme peuplée d’animaux étranges, comme une chauve-soubise ou un crabe laineux, Bobby nous plonge dans son rêve éveillé. Dès le début, on apprend que la plupart des enquêtes restent sans réponses et on comprend vite que le roman policier n’est, ici, qu’un prétexte pour voyager dans un univers onirique, en goûtant au plaisir des mots et de la langue. Manuela Draeger nous invente un monde qui ressemble parfois au nôtre mais où la logique est toute autre. Néanmoins, rien n’est jamais tout à fait absurde et le lecteur finit par se laisser emporter dans ce monde imaginaire, par cette ambiance poétique. De temps en temps, la logique étrange de ce monde surprend et on se prend à sourire lorsque Bobby nous explique, tout à fait sérieusement, que son ami le crabe laineux prend des cours de lune pour remplacer l’astre qui a disparu du ciel.
L’autrice, comme les personnages, se délecte à nommer ce qui les entoure. Bobby trouve toujours les teintes de couleurs exactes pour décrire les choses – vert véronèse ou jaune canari – et les personnages ont eux-mêmes des noms très imagés aux sonorités savoureuses comme les deux soeurs Dodeskaden, Melissa Fatale et Bélinda Naufrageuse, deux mouettes que rencontre Bobby. Pourtant, si la langue est précise, l’atmosphère, elle, reste floue, comme plongée dans le brouillard.
« Pendant la nuit, une pluie d’étoiles filantes s’est déclenchée, et s’est vite transformée en pluie de météorites. Les sifflements et les flammes déchiraient l’obscurité. Lili m’a appelé pour me demander si je n’avais pas trop peur. Les vitres tremblaient, le ciel très noir était balafré de pétillements oranges, et, quelque part entre notre rue et le port, un bâtiment flambait. »
Moi, les mammouths par Manuela Draeger chez L’Ecole des loisirs – P.16
Une lecture crépusculaire
L’ambiance vaporeuse nous invite à ouvrir ce livre le soir, à la tombée de la nuit, au moment même où naît l’intrigue du roman et l’enquête de Bobby. Certaines pages permettent au lecteur de se laisser tanguer, entre rêve et réalité, absorbé par les belles descriptions de la nuit et des pluies d’étoiles filantes. Rempli de poésie et de jeux de mots subtils, c’est un roman pour les amoureux de la langue et les explorateurs de l’imagination. Bobby, le narrateur, n’est lui-même pas certain de ce qu’il raconte, de ce qu’il voit, et se sent parfois comme chancelant, perdu au milieu d’un rêve qui n’est pas le sien. Mais c’est peut-être ça la littérature, pénétrer le monde imaginaire de quelqu’un d’autre qui a pris le temps de le mettre sur papier.
« Je ne sais pas, vous, mais moi il y a des moments où j’ai la sensation que je me débats à l’intérieur du rêve de quelqu’un d’autre. Ça m’arrive souvent quand j’ai parlé avec des mouettes ou avec des chauves-soubises. L’impression finit par partir en fumée, mais avant, quand on est en plein dedans, c’est franchement désagréable. »
Moi, les mammouths par Manuela Draeger chez L’Ecole des loisirs – P.44
Manuela Draeger et le post-exotisme
L’autrice Manuela Draeger, dont le nom sonne étrangement comme certains de ses personnages, est en réalité l’un des hétéronymes d’Antoine Volodine, écrivain lyonnais, connu sous ce premier nom, qui écrit aussi pour les adultes. Pour moi, Manuela Draeger et ses romans chez l’Ecole des loisirs sont tout autant adaptés à des enfants qui souhaitent découvrir une lecture originale, qu’à des adultes. Considéré comme un inclassable par la critique, Volodine a eu la bonne idée de créer un courant littéraire nouveau : le post-exotisme. Pied de nez aux universitaires férus de classements littéraires ou réel désir d’une nouvelle catégorie romanesque ? Allez savoir, toujours est-il que le projet du post-exotisme est clair : donner à lire “une littérature étrangère écrite en français, une littérature de l’ailleurs qui va vers l’ailleurs.” Ce désir d’une littérature en marge, qui serait étrange et étrangère, jouant avec la logique et la langue, résonne avec l’écriture de Moi, les mammouths comme avec tous les autres livres de Volodine, ou de ses hétéronymes.
Je vous conseille d’aller fouiller dans ses nombreux écrits, parfois adaptés au théâtre, comme Moi, les mammouths par la compagnie Haut et Court, l’an dernier. Voir la pièce a éveillé en moi cette soif de découvrir cet auteur mystérieux, devenu lui-même presque un personnage de roman, inventeur d’identités et créateur de rêves bizarres.
« Elles ne sont plus très nombreuses dans la ville, les mouettes. La plupart ont préféré prendre leurs cliques et leurs claques pour aller s’installer sur la lune. Vous savez ce que c’est, des cliques et des claques ? Dans les encyclopédies, ils disent qu’il s’agit de chaussures, en bois ou en caoutchouc. Je ne sais pas si ces mouettes en partance ont eu du mal à s’en procurer avant de quitter la ville. En tout cas, elles les ont emportées avec elles, ces cliques et ces claques, et elles ne sont jamais revenues. »
Moi, les mammouths par Manuela Draeger chez L’Ecole des loisirs – P.32