CINÉMA

James Spader : Sexe, Nineties et Yuppie horror

© D.R.

L’été dernier Sex, Lies and Videotape célébrait son 30e anniversaire. Cette année, Crash de David Cronenberg ressort en salles ce 8 juillet 2020. Deux films qui ont en commun un sujet – le sexe –, mais aussi un acteur  : James Spader. 

Cannes, mai 1989. Sexe, mensonges et vidéos (Sex, Lies and Videotape) décroche la Palme d’Or. Quelques mois auparavant, le jury du festival de Sundance lui avait décerné le Prix du public. Une success story inattendue pour un long métrage écrit en quelques jours et filmé en un mois par un réalisateur de 25 ans prénommé Steven Soderbergh. 

Bien sûr, le cinéma américain des années 80 n’avait pas attendu Sex, lies, and videotape pour mettre en scène l’attirance physique et parler de sexe à l’écran, mais il ne l’avait pas encore fait d’une manière aussi intimiste. Le film de Soderbergh se démarque des films ouvertement érotiques de l’époque (Against All Odds9 ½ Weeks…) par la sobriété de sa mise en scène ; une réalisation sans fioritures qui cadre et retient l’attention du spectateur, obligeant ce dernier à se confronter à l’inconfort que le film peut susciter.

Car si l’histoire du film est simple, elle est osée : Ann (Andie McDowell) – une femme au foyer, en apparence pas portée sur la chose – est ennuyée que son mari John (Peter Gallagher) ait invité Graham (James Spader), un ancien ami d’université, à rester chez eux. Pourtant, à peine la valise de Graham posée, Ann est visiblement attirée par ce dernier.  

Alors que son époux la trompe sans se poser de questions avec son exubérante sœur Cynthia (Laura San Giacomo), Ann, elle, bataille tout le long du film avec son désir pour Graham  ; désir illicite car elle est mariée, car l’objet de son fantasme est un ami de son époux, et car elle éprouve aussi de la répulsion à l’égard de Graham, un voyeur qui recueille sur vidéocassettes les témoignages de femmes sur leur vie sexuelle. 

Comme Ann, le spectateur est tour à tour séduit et désarçonné par l’audace de Graham, et du film. Les scènes de sexe, d’ailleurs peu démonstratives, entre Cynthia et John prêtent plus à rire qu’à fantasmer, mais les échanges verbaux entre Graham et ses interlocutrices, eux, ont une charge érotique forte. À peine coiffé, en jean et chemise noire, l’importun et énigmatique Graham est un objet de désir à la fois évident et inconcevable  ; et cela pas tant parce qu’il est impuissant, mais parce qu’il met sur la table une offre d’expérience érotique qui requiert un abandon total. 

Que ce soit dans Sex, Lies and VideotapeCrash ou encore Secretary – la trilogie sexuelle, voire érotique, canonique de James Spader -, les personnages qu’incarne l’acteur ne sont pas des hommes avec qui « aller jusqu’au bout » signifie uniquement avoir un rapport sexuel, mais aussi et surtout de s’aventurer dans les tréfonds de sa psyché. Avec James Spader, le coït est cérébral, un « mindfuck » littéral. 

Sexe, Mensonges et VidŽo Sex, Lies and Videotape 1989 Real : Steven Soderbergh James Spader COLLECTION CHRISTOPHEL

De ces films, Spader gagna une image d’acteur sulfureux abonné au bizarre – pas déméritée, ni désavouée par l’intéressé… Retour sur la trajectoire d’un acteur que rien ne prédisposait à devenir le Monsieur Sexe du cinéma indé américain.

Dans l’orbite du Brat Pack 

C’est à dix-sept ans que James Spader abandonna ses études pour déménager à New-York et tenter sa chance au cinéma. Alors qu’il avait passé sa jeunesse à faire les 400 coups avec John F. Kennedy Jr. et à dîner chez Jackie Onassis, Spader se retrouva à faire la plonge et d’autres petits jobscar malgré ses connections, l’acteur était issu d’un milieu modeste. En 1981, il finit par décrocher le rôle du frère hyper protecteur de Brooke Shields dans Endless Love de Franco Zeffirelli. Boudé par le public, descendu par la critique, le film ne révèle pas Spader mais lui permet d’obtenir le premier rôle dans Tuff Turff, une version 80s de Rebel Without a Cause  ; un film dans lequel il a pour meilleur ami Robert Downey Jr, qu’il retrouva dans Less Than Zero en 1987.

Dans cette adaptation du premier roman de Bret Easton Ellis, Spader – cheveux gominés et rictus menaçant – jouait le dealer de Julian (Downey Jr.), le héros toxicomane du film que Andrew McCarthy et Jami Gertz, tentent d’extraire de l’enfer de la drogue. Jouer l’ordure dans les films du « Brat Pack » – un terme inventé par un journaliste pour désigner de jeunes acteurs (Judd Nelson, Emilio Estevez, Demi Moore…) collaborant souvent ensemble (The Breakfast Club, St. Elmo’s Fire…) partir du milieu des années 80 – c’était la spécialité de James Spader, en particulier de pourrir la vie de Andrew McCarthy. 

Tuff Turf D.R.

Dans le culte Mannequin (1987), il jouait l’odieux patron de ce dernier, prêt à tout pour le licencier. Mais c’est surtout dans Pretty In Pink de John Hughes qu’il s’illustra en prêtant ses traits à Steff, un adolescent riche et arrogant tentant de saboter la relation de son meilleur ami Blaine (McCarthy) avec Andie (Molly Ringwald). Selon Rolling Stone magazine, Spader fut si infect et donc convaincant pour jouer Steff lors de son bout d’essai que le directeur de casting dut surmonter sa haine viscérale envers lui afin de l’embaucher. 

Dans l’orbite du « brat pack », James Spader n’y fut néanmoins jamais vraiment assimilé par la presse, peut-être pour son plus grand bien quand on connaît les difficultés de carrière que rencontrèrent par la suite certains d’entre eux, dont Andrew McCarthy, l’un des « heartthrobs » (jolis cœurs) phare du groupe. Jamais véritablement considéré comme une idole adolescente, il eut moins de mal à la fin des années 80 à amorcer sa transition en acteur « sérieux ». Et remporter la Palme du meilleur acteur pour Sex, lies, and videotape l’y aida grandement.

James Spader, le « yuppie horror » et Crash

« Pourquoi je ne peux pas avoir des rôles comme ça  ? », se serait exclamé Rob Lowe, figure clef du Brat Pack (The OutsidersYoungbloodAbout Last Night) lors de la projection de Sex, lies, and videotape à Cannes. Son vœu fut exaucé puisque peu après il rejoint le casting de Bad Influence de Curtis Hanson, futur réalisateur de L.A Confidential, en compagnie de nul autre que James Spader. 

Alors qu’il lorgnait originellement sur le rôle finalement tenu par Spader, – celui de Michael, un analyste bon chic bon genre qui voit sa vie chamboulée par sa rencontre dans un bar avec un mystérieux inconnu appelé Alex -, Lowe avait été convaincu par Hanson d’endosser le costume de l’antagoniste. Ce sera le dernier rôle d’envergure de Lowe dans les années 90, avant qu’il rejoigne sept ans plus tard la fine équipe de The West Wing ; une longue traversée du désert due à un scandale qui éclata alors qu’il tournait Bad Influence. En effet, contrairement à Spader qui vit sa carrière transformée pour le meilleur par Sex, lies, and videotape, Rob Lowe vit la sienne, et son moral, quasi-détruite par une vidéo volée ; une « sex-tape » pour être plus précis, dans laquelle Lowe avait un rapport avec une mineure de 16 ans rencontrée plus tôt dans un club. 

Bad influence 1990 RŽal. : Curtis Hanson James Spader Collection Christophel

À la sortie de Bad Influence en 1990, la critique ne put s’empêcher de pointer du doigt les similitudes fortuites mais frappantes entre le film et l’affaire de la sex-tape de Lowe. Il faut dire qu’on y voit Alex filmer Michael en train de tromper sa fiancée, et cela à son insu (Lowe, lui, aurait sciemment filmé ses ébats). Il montre l’enregistrement à Michael au petit matin, avant de l’humilier davantage – sous prétexte de l’aider à s’extraire d’une union qu’il ne veut pas vraiment – en la diffusant à la promise de Michael lors d’une soirée en présence de la famille huppée de cette dernière. 

Si les parallèles avec la vie de Lowe sont évidents, il est aussi possible d’en faire avec Sex, lies and videotape. Au-delà de la place à nouveau centrale de la caméra et du magnétoscope dans Bad Influence, il est intéressant de noter que Spader joue dans le film d’Hanson une version masculine d’Ann, poussée dans ses derniers retranchements par un doppelgänger (double) diabolique de Graham.

À travers ce rôle à contre-emploi, Spader renforça néanmoins son affiliation à l’avatar du yuppie avec lequel il avait déjà sérieusement flirté dans Baby Boom et Wall Street en 1987.  Dans les années 80, qui sont alors celles de Ronald Reagan, les yuppies – ces travailleurs urbains blancs à qui tout semble réussir – attiraient autant l’envie que l’agacement. Suite au crash boursier de 1987, ils ne sont quasiment plus représentés au cinéma dans les années 90 que comme des coquilles vides en perdition, et un pan entier du thriller de l’époque, baptisé le « yuppie horreur », s’est chargé de documenter leur errance, et de les châtier pour leurs excès, comme en témoignent Pacific Heights (1990), Unlawful EntryThe Hand that Rock the Cradle (encore de Curtis Hanson), Single White Female, et tant d’autres.

James Spader mit de son côté plus d’une pierre à l’édifice puisqu’il apparut aussi dans le thriller érotique Dream Lover –  dans lequel il joue un architecte qui se fait dépouiller par une femme fatale (Mädchen Amick) – et les drames politiques True Colors (1991) et Storyville (1992). Et à bien y réfléchir, que ce soit dans White Palace (1990), où il vit une passion torride avec Susan Sarandon, ou dans Sex, lies, and videotape, il était aussi question en arrière-plan de la position sociale et de l’état psychologique incertain de ses personnages. Dans White Palace, il joue un publicitaire anéanti par le décès de son épouse. Dans le film de Soderbergh, Graham est un yuppie repenti qui a renoncé au sexe mais aussi à la société de consommation, toute sa vie tenant dans le coffre de sa voiture. Tant et si bien qu’un magazine américain, M, le mettait en couverture dès janvier 1990, accompagné du texte suivant : « Neurotic WASPs : Actor James Spader plays them, and we flay them », soit « les WASPS (des Américains blancs riches et connectés) névrosés : l’acteur James Spader les joue ; nous les écorchons ».

À la lumière de sa filmographie à l’orée du milieu des années 90, il n’y avait rien d’étonnant que James Spader se soit retrouvé dans Crash (1996) de Cronenberg, adaptation du livre culte du Britannique J.G. Ballard qui a pour protagonistes des fétichistes des accidents de voiture, et qui selon Zadie Smit est un « livre existentialiste sur la façon dont tout le monde exploite toute chose. Et dont toute chose exploite tout le monde ». La participation à ce long métrage que le Première anglais qualifiait de « film controversé de l’année » avait peut-être surpris en France où James Spader était avant tout l’archéologue binoclard – mais au combien attachant – de Stargate (1994), or pour les Américains, et peut-être le comédien lui-même, elle marquait un aboutissement. Dans Crash, il incarne en effet le yuppie dévitalisé ultime, un Graham qui n’aurait pas eu de sursaut autocritique et se serait enfoncé dans l’apathie (1). Spader y est glaçant d’inertie, que ce soit lorsqu’il fait l’amour à sa femme, ou qu’il emboutit une voiture avec la sienne, causant la mort de l’autre conducteur. Le sexe, l’abondance matérielle, plus rien ne satisfait son personnage, qui n’est à nouveau stimulé que par l’idée d’orchestrer l’union éros-thanatos. 

Crash © D.R.

Le spectateur est encore plus challengé par Crash que par Sex, lies, and videotape, compte-tenu de l’atmosphère et des actes pervers perpétrés par les personnages du film. Pourtant, Spader y fascine encore, à nouveau dans un mouvement d’attirance-répulsion troublant ; une performance qui étonna même Cronenberg, pourtant pas facilement décontenancé : « C’était évident qu’il n’avait pas peur de jouer des personnages étranges ou pas romantiques. Mais je ne m’étais pas rendu compte jusqu’où il était prêt à pousser son exploration de la noirceur humaine (…) Il m’a dit être effrayé, mais aussi intrigué, terrifié et fasciné par le script. Mais il voulait absolument faire ce film. ». Toujours selon Cronenberg, Spader eut une seule demande : savoir qui d’autres allaient être dans Crash, car « après tout, je me tape tout le monde dans le film » aurait-il dit.

Secretary  : où finit Mr. Grey et où commence James Spader ? 

Il est souvent recommandé au public de dissocier un acteur de ses rôles, mais les propos de Cronenberg démontrent que dans le cas de James Spader, il y a exception. Il est effectivement ardu de ne pas considérer les personnages que l’acteur incarne comme des extensions de Spader, tant il est lui-même très ouvert sur son appétence pour les questions liées au sexe. 

« La sexualité c’est tout pour moi. Ce n’est pas quelque chose qu’on peut juste mettre de côté. Elle préside à tous les aspects de notre vie », disait-il lors d’une interview pour la télévision japonaise en 1997. Plus récemment, dans un entretien avec The Guardian datant de février 2016, il réitère son attrait pour des personnages complexes et dérangeants : « Je ne suis pas quelqu’un qui est très intéressé par l’idée d’explorer une tranche de vie à moins que cela ne m’emmène jusque dans le terrier du lapin », faisant allusion au lapin d’Alice aux pays des merveilles.

La star persona de James Spader – son image publique – est donc étroitement liée à sa personnalité réelle, ou du moins ce qu’il en révèle. Et sa prestation dans le film Secretary, tiré d’un recueil de nouvelles de Mary Gaitskill, dans lequel il campe Mr. Grey, un avocat versé dans le sadomasochisme – qui inspira probablement Fifty Shades of Grey à E.L. James -, n’a certainement pas encouragé son public, ni ses collègues d’ailleurs, à faire la part des choses. « Il a toujours été Mr. Grey », déclara Maggie Gyllenhaal, sa co-star, à Rolling Stone en 2014, en revenant sur sa rencontre avec James Spader.

« Je regarderais tout une série dans laquelle James Spader ne ferait que ranger compulsivement ses objets personnels tout en lançant de temps en temps des regards intenses à la caméra. Des extraits de lui lisant lentement ce qui est imprimé au dos de paquets de céréales me conviendraient aussi. J’appellerais cette série « Préliminaires ». », écrivait une femme sur un forum américain, en réaction à une interview de l’acteur où il confiait être atteint d’un trouble obsessionnel compulsif. Pour une star aujourd’hui mainstream, de par son rôle dans la très populaire série The Blacklist, dans laquelle il apparaît depuis 2013, James Spader provoque encore des émois bien particuliers.

De cet « effet James Spader », l’acteur semble en être pleinement conscient. D’abord parce que des gens viennent lui dire qu’ils adorent Secretary : « Vous seriez étonnés de savoir qui m’en parle. Je me demande toujours si c’est parce qu’ils pratiquent personnellement le S/M » admit-il dans Playboy. Ensuite, parce qu’il entretient de toute évidences – volontiers – depuis ce film son image d’homme sensuel et extravagant dans les séries dans lesquelles il joue – de Boston Legal à The Blacklist –  et cela non sans une touche d’humour. C’est avec un plaisir évident qu’il s’est ainsi parodié dans The Office, en jouant Robert California, un businessman doué, mais complètement obsédé par le sexe. « La vie, c’est le sexe. Et le sexe, c’est la compétition. Et aucune règle ne régit ce jeu », explique-t-il dans un épisode à un Jim (John Krasinski) médusé.

Malgré l’amusement que procurent les performances cabotines de Spader, on ne peut s’empêcher de se demander si le James Spader de Sex, lies, and videotapeCrash, et Secretary reviendra un jour. Depuis ce dernierl’acteur n’a que peu tourné au cinéma – son dernier fait d’arme sur grand écran étant Avengers  : Age of Ultron, dans lequel il prêtait sa voix caractéristique au robot psychopathe construit par son ancien camarade Robert Downey Jr. En interview chez Charlie Rose en 2016, Spader expliqua se produire désormais quasi-uniquement à la télévision par nécessité économique – ce qui explique aussi son passage chez Marvel.

 © Metropolitan FilmExport

Difficile d’en vouloir à Spader dont le triomphe à la télévision est une belle revanche, puisque lorsque David E. Kelley – producteur d’Ally McBeal– avait proposé qu’il rejoigne le casting de la série Boston Legal en 2003, on lui répondit avec horreur que Spader n’était pas approprié. De toutes évidences, les pontes de la chaîne ABC s’étaient trompés. Cette visibilité inattendue doit certainement guider nombre de spectateurs vers les films qui avaient fait de James Spader un fantasme d’initiés. Trente ans plus tard, quelqu’un, quelque part, s’apprête à regarder Sex, lies, and videotape pour la première fois et à rejoindre leur rang…

●     À noter que dans Wolf (1994), Spader jouait un éditeur arriviste dont la soif d’avancée sociale laissée place à une envie de sang quand il se transformait en loup-garou. À croire que le yuppie est un loup pour le yuppie.

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