LITTÉRATURE

« Oranges are not the only fruit » – Dieu, des oranges et deux filles qui s’aiment

@ Illustration d’Oranges are not the only fruit par Olaf Hajek

En ce mois des visibilités LGBT+, détour par le roman inspirant de Jeanette Winterson, publié en 1985, où une jeune fille se découvre et démasque les faux semblants d’une oppressante société hétéronormée.

« Comme la plupart des gens, j’ai longtemps vécu avec ma mère et mon père. Mon père aimait regarder les combats de catch, ma mère, elle aimait catcher ; peu importe contre qui ou quoi. » Ainsi débute Oranges are not the only fruit, (Les Oranges ne sont pas les seuls fruits), roman semi-autobiographique écrit par Jeanette Winterson et publié en Angleterre en 1985.

Accrington. Petite ville dans le Lancashire où grandit Jeanette, Jeanette le personnage et Jeanette l’écrivaine. Comme dans tout texte aux accents autobiographiques, la frontière est poreuse entre réalité et fiction. La jeune Jeanette est adoptée par un couple d’évangélistes, les Winterson, qui, réprouvant tout rapport sexuel, ne veulent pas faire d’enfants. Dans la maison, c’est Mrs Winterson qui répand la parole de Dieu d’une main de fer et surtout ses proscriptions. « Pense à Dieu plutôt qu’au chien », peut-on lire sous le portemanteau de l’entrée, ou encore « il fera fondre tes entrailles tel de la cire », face aux toilettes. C’est dans cette atmosphère anxiogène et dans l’attente de l’apocalypse biblique que la jeune Jeanette évolue, imitant d’abord sa mère tout en questionnant le fonctionnement étrange du monde qui l’entoure. Page après page, les illusions de Jeanette s’évaporent quant aux préceptes de Mrs Winterson, de l’Eglise et de la société en général. Pourtant la rupture entre elle et ce monde se fait nette, quand elle tombe amoureuse d’une jeune fille. L’Eglise tente de l’exorciser en la privant de nourriture pendant plusieurs jours, pour faire sortir le démon. Jeanette lutte. Pas contre elle. Ni contre le démon. Mais contre cette société hétéronormée qui l’étouffe. Elle finit par quitter la ville. Quand elle reviendra plus tard rendre visite à sa mère, rien n’aura vraiment changé. 

« Je me suis racontée sous les traits de l’héroïne comme dans n’importe quel récit de naufrage. Il s’agissait bien d’un naufrage qui m’a fait échouer sur les rives du genre humain, d’un genre trouble pas toujours très humain. »

Pourquoi être heureux quand on peut être normal  ? de Jeanette Winterson aux éditions Points – p.15

Accrington, l’Eglise, l’école : des communautés hétéronormées

Jeanette, au delà d’être une femme, est une femme qui aime les femmes. Cela lui vaut davantage de pressions de la part des structures qui l’éduquent : l’Eglise, l’école et sa famille. Le roman revendique en filigranes la liberté des femmes, qu’elle soit intellectuelle ou sexuelle. Figure britannique du féminisme, Jeanette Winterson impose ses idées dès son premier roman et remet en question les principes sociaux élevés en dogmes à l’époque. Dans la société hétéronormée du roman, l’homosexualité de Jeanette est montrée du doigt et considérée comme une abomination. Mrs Winterson ne veut pas d’un démon à la maison, expression symbolique de l’homosexualité de sa fille. Jeanette refuse de refouler ses émotions. La seule solution est qu’elle quitte la maison. 

L’image de l’orange, fruit emblématique du roman jusqu’à son le titre, semble également coïncider avec cette société hétéronormée imposée à Jeanette. En effet, Mrs Winterson répète à sa fille : « les oranges sont les seuls fruits  », et lui en propose tout le long du roman, à des moments tellement inappropriés que cela en devient absurde et comique. Les oranges reflètent sans doute la norme, cette norme hétérosexuelle que Mrs Winterson et les autres tentent de faire avaler de force à l’héroïne et qu’elle refuse, comme le montre le titre.

Cependant si elle est la norme pour quasiment tous les personnages, elle n’est pas celle du lecteur. En effet, pris dans la narration de Jeanette, le lecteur , même celui des années 80, est lucide. L’absence de bon sens de tous élève Jeanette au rang de personnage le plus sensé du roman, malgré son jeune âge. Ce décalage naît surtout du regard de l’écrivaine, plus âgée, qui teinte tout son texte d’un humour mordant et incisif, quelque peu étrange dans la bouche d’une enfant. Cette position d’adulte qui revient sur son passé, Jeannette Winterson l’incarne davantage en 2011 dans Pourquoi être heureux quand on peut être normal ? , un retour moins romancé sur ce passé qui a inspiré Oranges are not the only fruit. Le titre, illustration parfaite de l’hégémonie de la norme, est tiré d’une phrase de Mrs Winterson qui demande à sa fille « pourquoi ? », pourquoi elle est ce qu’elle est, pourquoi elle est si différente.

 « Quand je suis avec elle, je suis heureuse. Tout bonnement heureuse. »

Elle a acquiescé. Elle semblait comprendre et j’ai vraiment cru le temps de cet instant qu’elle changerait d’avis, qu’on parlerait, que l’on se tiendrait toutes les deux du même côté du mur de verre. J’ai attendu. 

Elle a répondu : « Pourquoi être heureux quand on peut être normal ? »

Les oranges ne sont pas les seuls fruits de Jeanette Winterson aux éditions Points – p.133-134

Un roman sur l’amour

Oranges are not the only fruit ne ressemble pas aux lectures LGBT+ plus habituelles, focalisées sur la découverte de la sexualité et le coming-out. Le roman ne transforme pas le fait que Jeanette soit lesbienne en un trait fondamental définissant le personnage, sa sexualité est importante en ce qu’elle s’oppose aux normes en vigueur mais n’est pas le centre du sujet. C’est avant tout un texte sur l’amour, sous toutes ses formes, absences et présences. Dans le microcosme  de l’Eglise où la passion est bannie, où Dieu est le seul être digne d’amour, deux jeunes filles découvrent un sentiment interdit qui embrase tout le roman. Alors que le couple Winterson ne couchent pas dans le même lit ou que l’amour maternel passe après les principes religieux, Jeanette se laisser aller à la passion amoureuse. Elle se confie plus tard dans Pourquoi être heureux quand on peut être normal ? : «   j’ai écrit sur l’amour de manière obsessionnelle, je l’ai disséqué et je l’ai considéré/le considère comme la valeur suprême. » Cet éloge de l’amour est bien visible dans son premier roman avec la découverte de sentiments jusqu’alors inconnus.

« Elle m’a longtemps caressé les cheveux, puis on s’est prises dans les bras et ça a été comme une noyade. Alors j’ai eu peur mais je ne pouvais plus m’arrêter. Il y avait quelque chose qui rampait dans mon ventre. J’avais une pieuvre dans le corps. »

Les oranges ne sont pas les seuls fruits de Jeanette Winterson aux éditions Points – p.129
@Arrêt sur image du feuilleton Oranges are not the only fruit produit par la BBC en 1990.

Quête d’identité à travers les mots

Jeanette se sent évidemment très vite différente de ceux qui l’entourent. Sa mère lui lit des textes bibliques, sa maîtresse des contes de fée, les uns et les autres tentant de s’ériger en parole vraie, reflet de la vie. Oranges are not the only fruit joue avec ces intertextes, interrompant ici et là  l’histoire de Jeannette, pour laisser place à celle d’une princesse qui doit épouser une bête ou échapper à un père malfaisant. Au fil des évocations de la Bible ou des destins de princesses que se réapproprie l’autrice, Jeanette et le lecteur semblent abandonner progressivement leurs idées préconçues. En effet, l’héroïne se construit comme le reflet inverse de ses modèles parentaux, aimant les femmes et privilégiant les sentiments à l’abstinence. Elle a donc intiment besoin de questionner son identité et les mots qui l’ont fait grandir, notamment ceux de la Bible. Elle les échange vite contre de nouveaux textes divins : la littérature. Dans Pourquoi être heureux quand on peut être normal ?, Jeanette Winterson dépeint au lecteur son exploration de la bibliothèque municipale, lisant les auteurs de A à Z, sans en négliger aucun. Par la lecture, la jeune Jeanette se construit de nouveaux modèles et troque les préceptes étriqués de sa mère pour une ouverture d’esprit plus philosophique sous l’égide de Virginia Woolf ou de T.S. Eliot. 

« Une vie difficile a besoin d’un langage difficile – et c’est ce qu’offre la poésie. C’est ce que propose la littérature – un langage assez puissant pour la décrire. 

Ce n’est pas un lieu où se cacher. C’est un lieu de découverte. »

Pourquoi être heureux quand on peut être normal  ? de Jeanette Winterson aux éditions Points – p.52

« Nommer c’est faire exister  »

En France, Sartre énonce cette idée, les mots ont un pouvoir sur le réel et par la nomination d’un objet, l’homme lui confère une existence à ses yeux. On le remarque dans la Genèse : Adam au sixième jour nomme les animaux, c’est un processus nécessaire à la création du monde. Dans Oranges are not the only fruit, les personnages comprennent incontestablement le pouvoir des mots. Mrs Winterson interdit par exemple tous les livres non-religieux dans l’enceinte de la maison et affiche à l’inverse des messages de Dieu sur les murs pour qu’ils imprègnent les consciences. Ce qui n’est jamais nommé dans le roman, car on ne veut pas la faire exister c’est l’idée d’homosexualité, indicible mais omniprésente. « Donner des noms est une tâche ardue qui demande du temps ; elle concerne l’essence des choses et elle est source de pouvoir », écrit l’autrice dans Oranges are not the only fruit. Et jusqu’à la fin du roman l’amour pur de Jeanette pour une autre fille est évoqué avec précautions et abstractions, par des images ou des mots généraux. Finalement, ce n’est pas dans la bouche des personnages qu’il faut chercher cette mise au monde de l’homosexualité par les mots, mais plutôt dans le livre lui-même. La publication du roman en 1985, les nombreux prix qu’il remporte, l’adaptation en feuilleton par la BBC l’année suivante sont autant de preuves que le livre a marqué les esprits anglais et est devenu un repère pour la culture gay. Les non-dits autour de la Jeanette enfant deviennent un succès médiatique retentissant qui propage des idées féministes et contribue à rendre visible la communauté LGBT+. 

« Raconter une histoire permet d’exercer un contrôle tout en laissant de l’espace, une ouverture [ … ] On se prend à espérer que les silences seront entendus par quelqu’un d’autre, pour que l’histoire perdure, soit de nouveau racontée. »

Pourquoi être heureux quand on peut être normal  ? de Jeanette Winterson aux éditions Points – p.17

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