Maze s’intéresse à la couleur au cinéma et notamment à la couleur blanche avec une série d’articles dans lesquels nous analyserons l’utilisation et l’esthétique du blanc. Et pour inaugurer ce nouveau format, nous allons nous intéresser au film Safe de Todd Haynes sorti en 1995.
Le cinéma a été inventé en noir et blanc. L’arrivée de la couleur dans le milieu des années 1930 est vécue comme un événement de grande ampleur technique pour l’industrie cinématographique qui y voit alors une manière de se redynamiser. La démocratisation de la couleur à partir des années 1940 avec le technicolor est devenu hégémonique à la fin des années 1960, pourtant des réalisateurs ont continué à opposer une résistance larvée à la polychromie cherchant à aller à l’encontre de cette nouvelle cinématographie colorée qu’ils pensaient vulgaire. Certains réalisateurs optent alors pour « la couleur sans la couleur » comme l’appelle Yannick Mouren dans son livre La couleur au cinéma. Une résistance au diktat des producteurs, et à « la laideur » du technicolor que François Truffaut par exemple, pensait trop criard pour être honnête.
Ce cinéma de la nuance contre la grandiloquence du technicolor présentée par les studios hollywoodiens vient proposer une utilisation intellectualisée et non seulement esthétique de la plychromie. Une fois domestiquée, la pellicule couleur devient un moyen d’alimenter et d’enrichir les histoires pour les cinéastes, travaillant sur les doubles définitions connotatives et dénotatives de chaque coloris pour y attacher toutes une panoplies de symboliques et de valeurs qui varient selon l’espace et le temps. Le travail de signification d’une couleur devient culturelle ou sociale et tous les films en usent pour créer du sens. Dans ce dossier nous allons nous intéresser aux différentes dimensions de la couleur blanche au cinéma qui offrent aux cinéastes la matière nécessaire pour se jouer des codes et les questionner.

Safe raconte l’histoire de Carol White, (jouée Julian Moore), femme au foyer vivant dans la banlieue résidentielle de Los Angeles avec son fils et son mari. Plongée dans un quotidien rythmé par les réunions Tupperware, les séances d’aérobic suivies de discussions phatiques dans les vestiaires, et de grands questionnements sur la décoration de son intérieur bourgeois, Carol est soudainement sujette à des problèmes respiratoires, des irruptions cutanées, et à de fortes allergies. Les médecins ne lui trouvant rien, et commençant à désespérer, elle trouve dans un tract la réponse à tous ses maux. Elle souffre de « désordre immunologique », soit d’une hypersensibilité chimique, que l’on appelle « La maladie du XXème siècle ». Carol entre dans un centre de thérapie new-wave spécialisé pour être « non-vicié » par la société post-industrielle moderne contaminée par les microparticules et les fumées toxiques. A l’écart, en pleine nature, aucunes ingénieries, aucunes nourritures commerciales, ou aucun tissus synthétiques ne sont autorisés. Au sein du centre Wrenwood, situé dans la région désertique du Nouveau Mexique, elle entame une procédure d’isolement qu’elle finira dans un igloo aux faux airs de bunkers, avec pour seule compagnie une bouteille d’oxygène à laquelle elle reste accrochée pour se décontaminer. Ce bunker sera finalement le « safe place » où elle parviendra à se retrouver, se réappropriant sa voix, ses choix et son corps dans un monde devenu partout dangereux.

Que veut nous dire Todd Haynes avec cette héroïne allergique au monde qui l’entoure ? Quel discours racial sur la blanchité aux Etats-Unis nous propose-t-il ? Carol White est un pur produit de l’american way of life. Toute sa vie morale, sociale, conjugale, et toutes les relations qu’elle entretient avec les autres mais aussi avec elle-même, son accès vers une quête de la pureté représentée par cette bancheur qu’elle recherche à tous prix et une volonté de répondre aux attentes de cette dernière. Cette ambition éperdue du personnage se ressent à travers toute l’esthétique du film où la couleur blanche fait partie intégrante de sa corporéité et de son environnement. Carol évolue dans un intérieur blanc dans lequel elle boit du lait comme de l’eau, allant jusqu’à ingurgiter concrètement son obsession pour la pureté. Leur grande maison bourgeoise pavillonnaire ne fait aucune place à la moindre tâche, la moindre noirceur devient d’ailleurs scandale compromettant son fragile équilibre intérieur. Le nom qu’elle porte renvoie d’ailleurs directement à une idée, une image ; la mère au foyer américaine, douce et aimante, propre dans une maison propre, une image qui prend ses racines dans l’histoire politique et sociale des Etats-Unis, histoire qui a construit l’identité blanche dans laquelle le personnage se retrouve enfermé.
Carol White, est donc le parfait produit de cette identité, un produit qui cependant se révèlera défectueux. Le film ne se fait pas le simple pamphlet de l’auto-aliénation engendrée par la société post-industrielle mais vient questionner l’identité de la « blanchité » américaine et l’élément déclencheur de ce questionnement est la soudaine et inexplicable maladie qui rend Carol incapable d’assumer son « rôle ». Michel Pastoureau écrit dans son ouvrage Noir, histoire d’une couleur que « C’est la société qui fait la couleur, qui lui donne ses définitions et ses significations, qui construit ses codes et ses valeurs, qui organise ses pratiques et déterminent ses enjeux », les enjeux d’une couleur sont des enjeux politiques, ils construisent ici la société américaine basée sur une différenciation fondamentale entre l’Amérique blanche et l’Amérique des « Autres », différenciation basée sur la pureté et sur la notion de race.

Carol n’est plus apte à vivre dans son quotidien, son corps s’y refuse. On peut se poser la question de savoir si son allergie est vraiment déclenchée par une pollution que provoque la vie moderne, ce qu’elle croit, ou si finalement ce n’est pas son identité blanche forgée autour de la success story, et de l’american way of life (idéal blanc) qui l’étouffe. Laurent Dubreuil dans La dictature des identités parle de « désordre de l’identité ». L’identité serait à voir comme une pièce à deux faces, un Janus singulier à chaque individu. Pour expliquer son propos il renvoie au terme « identity politics » qu’il définit comme « une politique fondée sur l’identité quelle qu’elle soit, et vouée à une forme de totalitarisme et de dictature (diktat, flicage, censure) ». L’identité prend sa source dans la politique, et la politique s’engouffre dans des identités variantes et fluctuantes. S’il parle de dictature des identités c’est parce que toute appartenance à une identité entraine une forme de dictée sociale, morale et comportementale. La dictée identitaire interdit, censure et impose. La vie de Carol White est dictée comme dans un script, tout est tracé et tout est délimité. Le fondement idéologique est structurellement le même pour toutes les identités qui se construisent autour du refus de l’altérité et de l’enfermement dans une bulle stérile.
Carol est enfermée dans une identité blanche close et restrictive que son corps se met à rejeter en bloc. Safe trace à travers son esthétique et son histoire le portrait d’une femme qui développe la phobie de ce qui pourtant, au sein de sa société, est considéré comme un « safe place ». Quand le monde devient dangereux, le repli communautaire et le renfermement sur soi, sur le « nous » face au reste, aux autres, et au « eux » dangereux est une réaction massivement adoptée. Le dispositif identitaire est un dispositif que l’on peut en effet considérer de sécuritaire. Les banlieues construites dans les années 1950, banlieues dans laquelle vie Carol et sa famille, ont été conçu comme des espaces surs et protégés, des espaces blancs donc. Tous les voisins de Carol sont blancs et bourgeois, dans de mêmes maisons blanches. Le seul intrus au sein de cette blancheur communautaire est la famille de domestique mexicain qu’emploie Carol. Leur présence étant acceptée en tant qu’invité et ne faisant pas partie intégrante de la communauté, servant le confort et la sécurité de cette espace. L’idée du « safe place » qui se développe dans les années 1970 (et dont le paroxysme pourrait être représenté par les gated community et l’engouement communautaire de la présidence américaine actuelle), devient pour le personnage un endroit anxiogène, aliénant et mortifère. Le monde entier devient pour Carol « un-safe ».

Alors que dans la majorité des cas, cette impression d’insécurité ambiante entraine un repli communautaire encore plus marqué, le personnage ressent, elle, le besoin de se minoriser et de quitter sa première identité, qui ne la sécurise plus, et dans laquelle elle se sent échouer. Pour arriver à s’aimer et apprendre à aimer (elle a avec sa famille et ses amies des relations d’une cordialité et d’une froideur aussi blanche que la moquette de son pavillon bourgeois), elle doit s’écarter d’une identité qui lui a été imposé à la naissance pour trouver la sienne propre. Son identité devient une prison, une vacuité qu’elle cherche à combler et à fuir et dont sa porte de sortie sera la maladie. Laurent Dubreuil dans un entretien pour les Cahiers du Cinéma n°753, explique que, selon lui, tous les accidents deviennent des identités aux Etats-Unis, pays qui connait une fragmentation identitaire depuis quelques décennies et dont le film ressemble aux prémisses. L’allergie dans les années 1990 est devenu une véritable identité reconnu aux Etats-Unis. Le « trigger warning » où le fait de devoir modifier son discours, son comportement ou les œuvres vues en cours par exemple, pour faire attention à ne blesser aucunes identités, chacun pouvant prétendre au droit d’être prévenu qu’on les avertisse au préalable des expériences qui pourraient leur être désagréables en fonction de leur identité, est devenu une vraie problématique aux Etats-Unis.
Carol rentre dans une catégorie identitaire où tout devient danger. Elle se protège des autres et du monde en demandant de ce fait un traitement particulier, traitement qu’exige sa maladie qu’elle endosse comme une nouvelle identité. Le personnage de Carol fuit une identité arbitraire qu’elle n’a pas choisi et qui la positionne comme supérieure et privilégiée dans une société construite sur l’hégémonie blanche pour une nouvelle identité choisie et dans laquelle elle rejoint une minorité. On peut alors se demander si par cette action elle ne rejetterait pas l’injustice de sa situation privilégiée que lui donnait par naissance la couleur de sa peau pour rétablir inconsciemment de l’égalité dans l’ordre social. Dans ce groupe la pureté conçu sur la blancheur n’existe plus, tous vivent en harmonie, regroupés par ce même problème, une incompréhension de leur identité, de celle qu’on leur accole, qu’on leur impose et exige, une incapacité chronique à vivre normalement au milieu des normes. La pureté qu’ils recherchent tous est une pureté universalisée qui ne créer plus de différences raciales, mais se base sur un maux commun, un malaise né de la construction identitaire des Etats Unis autour de la race qui dysfonctionne et entraine manifestement vers les extrêmes. C’est en abandonnant finalement son identité première, que le personnage arrivera à s’aimer et à aimer.
Le blanc de Safe est une idée, une représentation d’une Amérique fantasmée dont la construction historique remonte à l’arrivée britannique sur le territoire. Le blanc est ici social et politique. Dans le prochain article nous parlerons du film Hunger et du symbole religieux de la couleur blanche dans le film de Steve McQueen.