Après l’intelligent Get Out, Jordan Peele rempile avec Us pour nous plonger dans les méandres malsaines et horrifiques de la dualité individuelle et du communautarisme collectif.
Une nuit, la famille Wilson se retrouve nez à nez avec ses doubles maléfiques alors qu’ils sont près de Santa Cruz, là où Adelaïde, la mère – incarnée par une Lupita Nyong’o parfaite –, a vécu durant son enfance un traumatisme. Très vite, la côte californienne se fait envahir par une vague de terreur où chaque habitant se fait massacrer par son clone muni d’une paire de ciseaux dorés. Par le mythe de l’alter ego, ce slasher embarque le spectateur dans une horreur insidieuse qui prend ses racines dans nos peurs privées. Comment échapper à celui qui n’est autre que nous-même ? Le réalisateur use de sa mise en scène subtile pour raconter les fissures au sein de chaque personnage, notamment par des mises en miroir. Dans cette vision, le mal vient des profondeurs intérieures et des sous-sols de la ville. Il se matérialise sous une forme opposée au personnage.
L’autre n’est pas le voisin mais l’autre moi, le persona tapi dans l’ombre, le masque altéré. La pièce à deux faces se caractérise par des inversions : ici Adelaïde ne danse plus, son double se déplace avec grâce ; Gabe ne s’affirme pas, son double le frappe ; Jason joue avec un briquet à étincelles, son double enflamme des allumettes ; Zora se désintéresse de l’athlétisme, son double lui court après. Chaque « relié » est une ombre qui met au pied du mur son lui véritable, muni d’une âme, privilégié, qui réside à la surface. De cette idée de fracture et de complémentarité naît également l’équilibre fragile entre l’humour et le sérieux du film, toujours sur le fil.
U.S : « nous sommes américains »
À l’instar de Get Out, Jordan Peele fait de son film un objet politique de premier plan en pointant du doigt l’ethnocentrisme américain. Le mur humain formé par les doubles tout de rouge vêtus, et le découpage du symbole des bonhommes de papiers main dans la main, sont une métaphore évidente de l’Amérique contemporaine qui se referme sur elle-même à coup de frontières mentales voire physiques. Le pays du colonialisme et du cosmopolitisme tend à rejeter l’extérieur sous une bannière tribale sanglante. Les laissés pour compte, les fameux doubles, ont erré sous terre toute leur vie pour finalement se rebeller et prendre ce qui leur revient de droit dans ce jardin d’Eden. C’est un déchirement complet du rêve américain qui se trame ici, où chaque personnage voit ses démons resurgir alors qu’il mène une vie complaisante et idyllique, tandis qu’une partie de lui-même se sent trahie et se meurt dans une condition sociale et humaine défavorisée.
L’entre-deux : réalité ou chimère ?
Par son atmosphère grisante et dérangeante, Us dépeint un univers qui fait douter. Le flottement entre la réalité et le cauchemar est mince mais présent. Par sa référence fantastique à l’anima des amérindiens, le film laisse la place à la perdition. Les dépossédés reclus et sombres n’ont pas d’âme et doivent tuer leurs doubles clairs pour connaître la béatitude. Ils sont primaires, violents, cruels, sans empathie. Le challenge fait ressortir cette attitude viscérale chez les héros qui tuent pour survivre. Certaines incohérences logiques et assumées du long-métrage tissent un fil d’équilibriste entre la réalité crue et évidente, et la métaphore surnaturelle où les doubles ne seraient que des représentations fantasmagoriques intérieures des personnages.
En cela, le film perd un peu son spectateur tout en le fascinant. Les multiples références et interrogations conduisent à un désir de compréhension qui se heurte à une volonté de ne pas tout saisir pour garder la magie macabre vivante. À l’instar de The Thing de John Carpenter qui usait du code couleur noir et blanc pour opposer l’infection destructrice à la sanité préservée, Us brise les frontières ténues de l’Humanité entre le bien et le mal. En témoigne son twist éventuellement prévisible mais essentiel pour mettre en exergue l’anti-manichéisme latent de l’âme humaine, qui est constamment à deux doigts de basculer dans l’horreur. Qui est maléfique ? Qui est pur ? Le film ne tranche pas. La vérité n’est ni blanche, ni noire, mais teintée de gris — une fusion des deux.
Tout aussi retors que Get Out, Us se montre moins conventionnel, plus baroque, plus sibyllin, mais également plus riche et virtuose. Son horreur visuelle et sonore géniale, servie par des acteurs parfaits, embarque le spectateur en compagnie d’une pléthore de thèmes complexes savamment distillés mais parfois difficiles à gérer simultanément. C’est en cela qu’il puise sa force : en exigeant de sa victime un deuxième visionnage pour y déterrer de son sous-sol tous les détails obscurs.