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Chaque mois, la rédaction de Maze revient sur un classique du cinéma. Après La Bonne année, retour sur le film qui a inspiré une grande partie de la SF moderne : Blade Runner.
1982 fut une année exceptionnelle pour les films de genre, avec des chefs-d’œuvre tels que The Thing ou Conan le barbare. Parmi eux, Blade Runner, adapté du court roman de Philip K. Dick Do androids dream of electric sheep ? . Mort peu de temps avant la sortie du film, l’auteur aura pu voir quelques projections et dira qu’il avait l’impression de voir les images dans sa tête prendre vie sous ses yeux.
Malgré une petite traversée du désert, le film est aujourd’hui une des références absolues en matière de science-fiction ou de cinéma en général, tant pour ses visuels révolutionnaires, sa musique envoûtante, ou ses propos métaphysiques. Revenons ensemble sur un des plus grands films de l’Histoire du cinéma qui a énormément influencé la pop-culture contemporaine.
Un projet logique transformé en parcours du combattant
Ridley Scott n’était pas n’importe qui à la fin des années 1970. Après Les Duellistes en 1977, un somptueux film historique qui montrait déjà son goût pour la mise en scène picturale, le britannique enchaîna avec l’horreur dans l’espace en 1979, le légendaire Alien, le huitième passager – une expérience anxiogène générationnelle. Après le succès du xénomorphe de H.R Giger devant la caméra, tous les feux étaient au vert pour mettre en scène cette histoire de chasseur d’androïdes dans un Los Angeles sombre et futuriste.
Malheureusement pour le long-métrage, le début des années 1980 ne fut pas sans encombres : script remanié maintes fois, désistement de la boîte de production initiale, environnement de travail américain qui ne convenait pas à Ridley Scott jusqu’à se mettre toute l’équipe technique à dos, tensions entre les acteurs principaux, désaccord avec Harrison Ford sur la manière de gérer son personnage, dépassement de budget, post-production désastreuse menant les producteurs à rajouter une voix-off pour ne pas perdre le spectateur, fin incohérente rajoutée sur le fil, etc. Dans ce tumulte, le film accouchera de pas moins de sept versions.
À sa sortie en 1982, le film subit majoritairement un accueil glacial, par un public probablement aussi stoïque que les androïdes du film. Son aspect avant-gardiste déstabilise la foule. Pour 28 millions de budget, le film ne parviendra même pas à se rembourser avec le simple total des recettes US. Comme souvent pour les films cultes, ce sera le marché vidéo qui viendra sauver la mise à ce bijou du cyberpunk, avec la sortie providentielle en 2007 du final cut, revendiquée comme étant la version la plus proche de la vision de son réalisateur. Visionnable au cinéma pour la sortie du magistral Blade Runner 2049 de Denis Villeneuve en 2017, Blade Runner n’avait pas vieilli d’un iota et donna une leçon de cinéma.
Un œil visionnaire au visuel somptueux
Ridley scott est connu pour sa mise en scène vertigineuse. Le Los Angeles de 2019 (malheureusement les voitures ne volent pas encore dans notre 2019) retranscrit ce vertige artistique en insufflant la parole prophétique au détour d’un regard. Nous voyons un œil bleu en gros plan qui reflète les volutes de feu de la cité des anges. La ville est recouverte d’un ciel bas et lourd que n’aurait pas renié Baudelaire. Le ton est donné dans l’introduction : Blade Runner est né de la matrice même du cinéma ; son visuel est essentiel, car la forme, finalement, « c’est le fond qui remonte à la surface » comme disait Victor Hugo.
Dans cette dystopie d’une noirceur d’encre, l’âme des individus est sondée par le regard, par ce globe oculaire orwellien du début du film, qui incarne à la fois la paranoïa (qui est réellement humain ?) mais aussi l’infinie profondeur qui caractérise la nature humaine. Dans cette optique de déshumanisation, la ville est tentaculaire, à l’instar d’une fourmilière. Les rues sont saturées d’êtres qui vaquent à leurs occupations comme des robots.
La pluie tombe incessamment et le soleil est rarement visible. Le rétro-futuriste se modernise ici, prend des couleurs, après un Metropolis monochrome limité par la technologie de l’époque. Le style “néo-noir” créé par Scott emprunte autant au rétro du jeune XXème siècle, à la profusion exubérante baroque, ou encore à la complexité architecturale gothique. Le “cyberpunk” trouve ici ses lettres de noblesse, pour les voir se perpétuer en littérature deux ans plus tard avec Neuromancien de William Gibson. Les néons colorés éclairent les allées obscures et les vêtements se parent de couleurs pour vivifier cet environnement lugubre et poisseux.
Le travail des décors et des détails reste au panthéon du genre avec les concepts arts de Syd Mead, tout comme la photographie imbattable de Jordan Cronenweth. L’usage révolutionnaire des projecteurs mouvants traversant les vitres donnera au film une allure de constante mutation, comme si la vie ne s’arrêtait jamais de battre. L’effet usiné est omniprésent. Tout respire l’usure ; le métal est rouillé, le cuir fatigué, la vapeur circule dans l’air jusqu’à se substituer à lui. Pourtant, les instants de beauté sont à chaque coin du cadre. La direction artistique nous plonge dans les appartements luxueux du concepteur Tyrell, des piliers énormes soutiennent les bâtiments (certains seront repris pour le fabuleux Legend de 1985).
L’ancien se plaque au futuriste pour nous faire ressentir une résistance du passé qui s’accroche face à un devenir moins chatoyant. Malgré cela, les structures les plus technologiques du film, à savoir les bâtiments de Tyrell corporation, sont représentés par des pyramides antiques dorées éclairées par les milliers de bureaux qui les composent. Par ce travestissement inattendu, par cet emprunt de deux mondes antithétiques, par cette fusion du passée et du futur, Blade Runner déploie un univers jamais vu qui fera de lui un polar noir futuriste implacable, vintage, immersif, et d’une beauté visuelle inégalée.
Une symphonie électrique qui fait vibrer l’âme
Si Blade Runner est aujourd’hui considéré comme une authentique expérience sensorielle, c’est dû non seulement à ses visuels, mais également à sa musique exceptionnelle. Le compositeur Vangelis, connu notamment pour son thème des « Chariots de feu », signe ici une des plus mémorables bandes originales de l’Histoire du cinéma. L’alchimie entre sa musique et le film est telle qu’elle transcende ce dernier vers une dimension rarement vécue. Années 80 obligent, le synthétiseur trouve ici sa place, comme une évidence. Conscient d’avoir en face de lui une ambiance où la nostalgie et la mélancolie prédominent, Vangelis use des notes d’un piano classique pour accompagner les réverbérations obsédantes et hypnotisantes de son piano électronique.
En résulte une synesthésie troublante qui tire les larmes, nous renvoie à nos souvenirs d’antan, surtout lorsque nous observons la sublime Rachel – réplicante malgré elle – comme désarticulée par sa condition d’être synthétique en constatant que ses souvenirs sont un simulacre. Les instants les plus sublimes interviennent lors des moments contemplatifs où la philosophie navigue avec la poésie. Nous nous retrouvons bercés par Memories of Green et son piano profond accompagné par ces vagues synthétiques flottantes, fascinés par Blade Runner blues et son spleen existentiel qui résonne en nous, ou encore bouleversés par Tears in rain et ses notes grisantes qui miment avec délicatesse et maestria l’impact des gouttes d’eau sur le corps sans vie de Roy Batty.
L’émotion supplante souvent l’action. Mais la musique épique est bien présente ; c’est elle qui ouvre le bal et tire le rideau. Main titles et End titles, sobrement nommés, incarnent conjointement le souffle prophétique et la folie de ce projet cinématographique sans précédent. La boucle est bouclée.
Les larmes dans la pluie ou la mélancolie métaphysique
La grande obsession de Blade Runner reste son questionnement sur l’âme humaine. Les réplicants Nexus VI créés ne sont-ils pas des êtres sensibles ? Ils pensent, souffrent, ont des souvenirs factices pour ne pas perdre pied, et, surtout, une durée de vie limitée : quatre ans. Tous leurs organes ont été manufacturés. Leurs yeux sont réels mais confectionnés en laboratoire. Leur cerveau a été pensé par Tyrell, un génie scientifique.
Ici, pas de métal plaqué sur du vivant (thématique du transhumanisme explorée dans la SF avec brio). Les “répliques” sont de chair et d’os. Elles s’avèrent pourtant aussi vivantes que leurs créateurs, comme le prouve la grande sensibilité de Roy, le leader, incarné par un Rutger Hauer inoubliable en antagoniste philosophe. Aux cheveux blancs, cet ange de la mort, produit parfait de la fatuité de l’homme, a déserté les colonies d’esclaves de l’espace avec son groupe pour arriver dans la cité des anges afin de rencontrer son créateur. Le but ? Prolonger sa durée de vie.
De cette pulsion de vie jaillit tout le sel du film. Les réplicants font montre de plus de vivacité et de saveur que les humains. Ils forment le pont entre le Carpe diem d’Horace, le Cogito ergo sum de Descartes, et l’existentialisme de Sartre. Ils boivent chaque instant, s’imprègnent de toute sensation, découvrent le monde comme des nouveaux-nés. Deckard (clin d’œil à ce cher René), incarné par Harrison Ford, est antipathique et décime toute l’équipe de Roy malgré son amour pour Rachel. Roy, lui, savoure chaque instant, comme le montre la confrontation finale où il mêle le plaisir simple de la pluie sur sa peau avec le plaisir sadique de la chasse à l’homme.
En ce sens, la créature de Frankenstein se montre humaine dans toute sa complexité ; pure comme un enfant, sensible comme un adolescent, et sage ou sadique comme un adulte. Ces pauvres êtres sont le résultat d’expériences, des abominations lumineuses, des homonculus chargés du fardeau humain, calcinés dans leur âme par la flamme prométhéenne. Qu’est-ce qu’être humain ? L’antagoniste y répond en sauvant son ennemi d’une chute mortelle, malgré le fait qu’il sait sa mort inévitable.
Intervient alors la scène culte du film ; inoubliable, intemporelle, parfaite. Abreuvés pendant près de deux heures par des sensations mélancoliques et nostalgiques, après avoir vu des polaroids dans l’appartement de Deckard – symboles du temps figé dans l’image – où le songe marche main dans la main avec la réalité, nous nous retrouvons devant le monologue funèbre de celui qui est finalement le personnage principal de l’histoire. Sa “durée de vie” est arrivée à terme. Un deus ex machina cynique.
« J’ai vu tant de choses que vous humains ne pourriez pas croire […] Tous ces moments se perdront dans l’oubli, comme les larmes dans la pluie ».
Par le prisme de l’œil, tout prend enfin sens, et la mélancolie nous inonde avec la vision du corps inerte de Roy accompagné par la mélodie de Vangelis. Que ce soit par la vue, l’ouïe, ou la parole, Blade Runner nous prouve dans cette scène la puissance évocatrice du cinéma qui repousse les frontières du réel pour instaurer une vérité artistique qui fait réfléchir, qui émeut, qui transcende, qui marque à jamais.
Il serait possible de continuer pendant des lustres de parler de ce diamant cinématographique. Révolutionnaire, somptueux, philosophique, formellement parfait ; Blade Runner est à marquer d’une pierre blanche dans l’Histoire du cinéma. Son influence est encore – bientôt quarante ans plus tard – intacte et écrasante. Sa création aura posé les jalons de la science-fiction d’aujourd’hui avec des successeurs prestigieux tout média confondu, comme Ghost in the shell, Gunnm, Deus ex, Cowboy bebop, Matrix, Dark city etc. Avec sa sublime suite proposée par Denis Villeneuve, le film a retrouvé un second souffle, qui nous murmure à l’oreille qu’il est encore impossible de savoir si Deckard est lui-même réplicant ou humain. Soit – regardons-le encore pour enfin trancher !