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« Fanny et Alexandre » : le retour gagnant de Julie Deliquet à la Comédie Française

L’adaptation réussie du film d’Ingmar Bergman par Julie Deliquet est à l’affiche de la Comédie-Française jusqu’au 19 juin. Une belle façon de prolonger encore un peu la célébration du centenaire de la naissance du réalisateur suédois.

Après son génial Vania adapté de Tchekhov, Julie Deliquet revient à la Comédie-Française, cette fois dans la grande salle. La metteuse en scène y propose une adaptation convaincante de Fanny et Alexandre, l’ultime réalisation du suédois Ingmar Bergman, film d’une série télévisée elle-même tirée d’un roman. Fanny et Alexandre sont les plus jeunes membre de la famille Ekhdal, une famille d’artistes de théâtre, de joyeux saltimbanques dont la destinée va être bouleversée par la décès du père, Oscar. Quelque temps après, sa femme Emilie quitte les planches pour épouser un évêque austère et sadique qui va entreprendre de «  ré-éduquer  » les enfants . 

« Ce qui m’intéresse, au fond, c’ est de voir comment Bergman et la troupe de la Comédie-Française se rejoignent. »

Julie Deliquet

La troupe avant tout 

Dans le film comme dans son adaptation scénique, tout commence par une troupe de théâtre.  La scène d’ouverture de la pièce est, d’ailleurs… une pièce de théâtre. Il faut dire qu’avec ce que la Comédie-Française offre de grand(e)s comédien(ne)s, Julie Deliquet aurait eu tort de se priver. Il nous faudrait tous les citer tant c’est leurs talents combinés qui constitue la plus grande réussite de ce spectacle. On retient toutefois avec une tendresse particulière Noam Morgenstzern (toujours si touchant, surtout derrière un instrument), Julie Sicard (merveilleuse maîtresse des enfants…et de leur père), l’omniprésent Denis Podalydès (metteur en scène aussi tyrannique que burlesque), la grande Dominique Blanc, Laurent Stockher (absolument génial de méchanceté) et Hervé Pierre, terrible de goujaterie (et si peu #metoo compatible). On ne peut pas oublier de saluer les prestations de Thierry Hancisse en évêque sadique et d’Anne Kessler, la soeur de l’évêque,encore plus  vile et mauvaise que lui, ainsi que la jeune garde du Français représentée par Rebecca Marder et Jean Chevalier. Choisir ces comédiens pour interpréter les rôles titres transforme Fanny et Alexandre en adolescents plutôt qu’en enfants, ce qui n’est pas sans impact sur la vision des évènements (et qu’on peut regretter). 

Photo – Pascal Victor/ArtComPress

Ambiance guinguette 

Le spectacle comprend deux parties extrêmement différentes. La première est celle de la famille Ekhdal, du théâtre et de la joie de vivre. On mange, on boit du champagne, on joue, on re-mange, on re-boit, les maris sont volages, les femmes aussi, et même les méchants sont drôles. Les enfants sont libres de chanter, de danser et de jouer sur scène. Cette légèreté se reflète dans la scénographie d’Eric Ruf et Julie Deliquet à l’ambiance de guinguette ou de maison de campagne, qui n’est pas sans rappeler Tchekhov. Pourtant, l’inquiétude est déjà la, tapie quelque part. Elle plane telle une ombre ou un fantôme, et l’apparition, à l’occasion d’une répétition d’Hamlet, du spectre du père jette un premier froid. La tristesse envahit précipitamment la scène quand Oscar, épuisé par ses trop nombreuses mises en scène, décède subitement devant sa troupe et ses enfants.

Photo – Brigitte Enguerand

Back to black 

On glisse alors vers la deuxième partie, bien plus sombre, où Emilie, la veuve d’Oscar (Elsa Lepoivre), rangée du théâtre, épouse l’évêque Vergerus.  Sur le plateau, le décor chatoyant est remplacé par un intérieur austère aux murs carrelés sales et au mobilier rustique. On comprend immédiatement qu’ici les plaisirs et les distractions sont bannis. La vie s’envisage comme un sacerdoce. Tout écart est sanctionné par l’évêque qui ne manque pas d’imagination quand viennent les punitions et châtiments corporels. Les enfants en font les frais, leur mère aussi alors qu’elle était tombée sous le charme de ce veuf qui avait perdu deux enfants et pensait trouver avec lui une vie plus apaisée mais plus vraie qu’au théâtre. Mais, en véritable pervers narcissique de son temps, Vergerus instaure un chantage affectif insidieux, l’isole de sa famille, l’empêche de sortir et finit par la menacer.P

Photo – Samuel Kirszenbaum

Triomphe du théâtre

Dans cette seconde partie, le personnage de Vergerus semble condamner le théâtre et pourtant c’est lui qui triomphe, dans l’histoire comme dans les choix de mise en scène. Tout est théâtre, de la tragédie intime vécue par les personnages à la succession de phénomènes paranormaux. A plusieurs reprises, on assiste à des tours de magie, on aperçoit un fantôme de père (en écho aux répétition d’Hamlet dans la première partie), on en vient à se demander si ce qu’on voit est vrai. Un état d’incrédulité proche de celui des personnages de Fanny et Alexandre, subitement propulsés dans une nouvelle réalité si affreuse qu’ils semblent d’abord la refuser tant elle leur parait grossière.

Ces moments sont une véritable parabole du théâtre, en particulier du théâtre de plateau comme il est pratiqué par Julie Deliquet. Un art dans lequel on ne distingue plus vraiment le réel de la fiction, où le  réel sert la fiction, où ce qui est vrai est parfois plus tragique que les «  vraies  » tragédies mais où c’est ce qui est fabriqué qui, par sa force cathartique, peut parfois pousser à l’action et la rébellion. 

« Sans le réel, de toute façon, la fiction ne m’intéresse pas. »

Julie Deliquet

Malheureusement, on pourra regretter l’absence de force de ce spectacle. Julie Deliquet parvient incontestablement à délivrer une adaptation personnelle et de qualité dans laquelle elle s’attache aux aspects de l’histoire qui lui sont les plus chers : la famille, les questions de génération, la place de l’art et du mystique. Mais, assez mystérieusement, le propos semble rester en surface et la pièce ne parvient pas à développer un discours très profond sur ces questions. On pourrait regretter que des thèmes d’actualités présents dans la pièce (le statut de la femme, l’intégrisme religieux), ne soit pas vraiment plus creusés. La pièce se résume donc à un superbe moment de divertissement offert par une troupe de la comédie française très en forme. Mais n’est ce pas déjà beaucoup (et suffisant) ? 

Fanny et Alexandre de Julie Deliquet d’après Ingmar Bergman. Durée : 2h45 avec entracte. Jusqu’au 19 juin 2019. Informations et réservations ici.

Rédactrice "Art". Toujours quelque part entre un théâtre, un film, un ballet, un opéra et une expo.

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