Chaque mois, la rédaction de Maze revient sur un classique du cinéma. Retour cette fois dans la France des années 1970 avec La Bonne année de Claude Lelouch.
C’est la question qui fâche. De celles qui brisent l’amitié inscrite dans la roche ou l’amour imposé à l’écorce des arbres : « mais le film que tu aimes le plus, celui qui est culte pour toi, tu vois ? ». Remarquons que cette phrase ne peut se poser que dans des contextes bien particuliers, comme par exemple un journal où l’on vous demandait quel est le film que vous aimez le plus, celui qui est culte pour vous. Le mot « culte » pourrait s’apparenter au plaisir, à l’éternel ravissement artistique. Dire d’une oeuvre qu’elle est culte pour vous ou pour une communauté que vous représentez, cela signifie que vous la placez à part, en dehors de tout jugement de valeur, d’étalonnage de bon goût. Qu’elle vous hante, qu’elle substitue votre pensée à la sienne, qu’elle efface tous les autres prétendants.
Les films préférés, on peut leur porter de l’amour, pour La Bonne année, ce serait plutôt de la passion. Oublions les “plus grands films”, les expériences les plus déroutantes, les Brando surhumain au fin fond de la jungle, les De Niro vampirisant les nuits new-yorkaises, les demoiselles immortalisant Rochefort, les « à la fraiche » ou autre « J’t’expliquerai ». Ce qu’il y a de plus beau dans le cinéma se niche au cœur de chaque plan de La Bonne année, miracle de charme et de cinématographie, sorti en 1973, et réalisé par le pape du tout cinéma, le détenteur de phrases telles que « la vie c’est le cinéma, le cinéma c’est la vie » , Claude Lelouch. Bien que ce nom puisse faire évacuer une salle entière de cinéphiles avérés, La Bonne année contient quelques uns des plus beaux plans de l’histoire du cinema. Pourtant, négligemment résumé, La Bonne année, c’est une histoire de casse qui se transforme en histoire d’amour, avec beaucoup de dialogues, peu de cascades, et surtout Mireille Mathieu en bande-sonore. Apparemment, pas de quoi crever l’écran noir de vos nuits blanches. Sauf qu’il y a la voix de Lino Ventura, l’inégalable Francoise Fabian, les dialogues devenant des paraboles et des audaces formelles délicieuses. Et une indescriptible envie de vivre, entre légèreté et obstination.
Un casse romantique
En 1973, Claude Lelouch est déjà en pleine guerre avec les critiques de l’époque. Il sort de ce qui deviendra l’un de ses plus grandes tubes L’aventure c’est l’aventure, que la presse, à l’ unanimité juge entièrement réactionnaire. La supposée grandiloquence du cinéma de Lelouch, additionnée à son goût immodéré pour le romanesque, lui coûtent des papiers assassins dans les grands journaux, qui à l’époque font et défont les carrières. C’est dans un contexte d’hostilité (qu’il connaîtra tout au long de sa carrière) que débute le tournage de La Bonne année. Lelouch veut absolument refaire un film avec Lino Ventura, dirigé un an auparavant, et jouer avec son image de dur. La cure de jouvence “chabadabadesque” d’Un homme est une femme est déjà loin pour Lelouch et ce film à venir représente un tournant dans sa déjà pléthorique carrière (douze films depuis 1960). Pour accompagner Ventura, il choisit Françoise Fabian, alors muse d’un cinéma d’auteur en plein essor. Impressionnée par sa performance dans Ma nuit chez Maud de Rohmer en 1969, Lelouch écrit le rôle titre féminin pour elle avec pour objectif de lui donner la liberté habituelle réservée à ses vedettes. Les acteurs sont choisis, le couple peut s’aimer, l’histoire est écrite, l’aventure commence.
L’histoire, Lelouch la veut (légèrement) complexe et déconstruite. Soit celle de Simon, emprisonnée depuis six années pour un braquage et libéré pour la nouvelle année, après avoir assisté, avec ses congénaires, à une séance d’Un homme et une femme. Relâché, Simon n’en n’est pas moins surveillé par les autorités afin de connaitre la cachette du butin, envolé avec le complice, Charlot (Charles Gérard, épatant). Pour la soirée de la Saint-Sylvestre, il erre dans les rues de Paris, se rend chez Michou, croise un clone de Mireille Mathieu, et même la chanteuse avignonnaise, en personne. Mais son obsession étant ailleurs, c’est à dire retrouver la femme qu’il aimait à l’époque du hold-up : Francoise. Premier flashback, c’était il y a six ans : Simon avait fait la connaissance de Françoise à Cannes, car la jeune femme était propriétaire d’une petite boutique d’antiquités jouxtant la bijouterie Van Cleef, que Simon et son complice Charlot avaient précisément l’intention de dévaliser. Tout en répétant (toutes les étapes sont minutieusement montrées à l’écran), Simon s’arrange pour voir Françoise tous les jours. Françoise est raffinée, cultivée, superbe. Simon tombe immédiatement amoureux d’elle. Le casse les séparera, les flashback mentaux et le retour au présent permettront à Simon de trouver la résolution (Et le magot).
Amuser le spectateur tout en le bousculant par des changements temporels et esthétiques, tel est l’ambition de Claude Lelouch. Mais le film est surtout une superbe réflexion sur le bonheur, et les différentes possibilités pour y accéder, opposant les méthodes peu orthodoxes de Simon au romantisme érudit de Françoise. Le lauréat de la Palme d’or 1966 peut entremêler ses trois thèmes favoris : l’amour passionnel, l’escroquerie a priori parfaite et l’amitié sempiternel. Au film de casse entre copains, il confronte la douceur de l’ histoire d’amour entre un voyou (figure rencontrée à de nombreuses reprises dans son cinéma) et une antiquaire bourgeoise.
Pour sa mise en scène, celui qui fait valser les corps, tourner les têtes et les caméras se fait plus sobre, donc efficace. Adieu, envolées lyriques et travelling envahissants. La caméra n’est plus au coeur du tourbillon de la passion, mais spectatrice, captant avec parcimonie la grâce des interprètes. Lelouch se recentre sur les acteurs et les dialogues afin d’y capter leur vérité absolue. Un autre choix audacieux va s’ajouter à l’originalité du dispositif, celui de l’inversion des couleurs. Le présent sera en noir et blanc tandis que la passé sera colorisé. Cette coquetterie formelle permet de mettre en valeur les souvenirs, et d’assombrir la contemporanéité du récit, indécise pour Simon.
D’un dîner à un autre
En remettant le film dans son contexte, la France post 68, il apparait comme une photographie brute des changements des années 70, aussi bien intellectuels qu’humains. L’histoire d’amour entre Francoies et Simon est un prétexte pour redéfinir les rapports entre les deux sexes. Aussi malin qu’archaïque, Simon a accès, grâce au casse qu’il prépare et à l’idylle qui se dessine, à un monde qu’il ignore, qui lui résiste. Françoise, pleine de cicatrices, représente ce monde riche et politisé, même si elle demeure moins repoussante que d’autres spécimens de cette classe. Maladroit, voire macho à certains moments, Simon est fasciné par cette élégance qu’il méconnait. Au lieu d’exploiter cette simple opposition, le cinéaste les heurte, de la plus belle des manières : par les mots. Deux scènes d’anthologie témoignent de dialogues d’une intelligence rare sur l’amour, la domination masculine, la prétendue intelligence des intellectuels.
D’abord, leur premier rendez vous, dans un restaurant chic de Cannes. Lelouch fait de ce lieu commun un sommet de raffinement, entre regards intenses et fébrilité grandissante. Dans cette scène sensible et comique , Françoise démontre, étale serait-on tenter de dire, sa culture. Elle est une femme très cultivée, qui parle art et littérature, tandis que Simon, forcément, reste toujours axé sur le concret et l’aspect matériel des choses. Citant les grands intellectuels « avec qui elle vit », elle déroute Simon, qui lui répond par des expressions populaires comme « ils rigolent quand ils se brulent, vos petites copains ». S’ensuit l’un des plus beaux dialogues de l’histoire du cinéma français :
« Pour vous qu’est ce qu’une femme ?
-Comment ça, qu’est ce que c’est une femme ?
-Pour moi une femme, c’est… Un homme qui pleure de temps en temps.
-C’est bien ça ! C’est de qui ?
-Ah mais c’est de moi ! 1966 ! »
Face à cette femme du monde, impressionnante et passionnante, Simon riposte par une réplique de bon sens, qui pourrait être tirée d’un texte de référence ou d’un dictionnaire de proverbes. Ces deux formes d’indépendance se marient à merveille, sous fond de libération morale et sexuelle. Pendant ces quelques minutes, Lino Ventura nous apparait inédit et interdit. Ces instants furtifs, comme volés au comédien, où la carapace se rompt, où le mur se fissure sont fascinants. La barrière de l’ancien catcheur cède, le personnage avec.
La modernité, pour l’époque, du personnage de Francoise, sera encore plus criante lors de leurs retrouvailles. Alors qu’il comprend qu’elle s’est choisie un amant en l’attendant, elle se défend : “C’était ma façon à moi de ne pas mourir, ma façon de t’attendre.”
Enfin, ce film, c’est la réponse du cinéaste à ces détracteurs. « Vous ne m’aimez pas ? Sachez que je ne vous aime pas non plus » aurait dit Pialat. Lelouch préfère s’amuser de leur mépris dans une scène, elle aussi culte. Invités au repas de Noël, entourés d’intellectuels « branchés », Simon et Charlot assistent à un débat assumant autour de la politique et de l’art. Aux discours autosatisfaits qu’il subit, Simon, porte parole de Claude, se dérobe d’abord puis répond, de manière cinglante.
« Mais vous choisissez comment vos films ?
– Comme les femmes. En prenant des risques ! »
Prenant le parti certes quelque peu vieux de Ventura, le film dénonce une forme de paresse intellectuelle, grossière et mesquine, inhérente à une certaine bourgeoisie. Clin d’oeil à peine voilé à une partie de la critique de l’époque.