CINÉMA

Le film culte : « 2001, l’odyssée de l’espace » – Vers l’infini et l’au-delà

Chaque mois, la rédaction de Maze revient sur des classiques du cinéma. Après les infatigables Tontons Flingueurs, retour sur le film qui a redéfinie les horizons de la SF, 2001, l’odyssée de l’espace.

Le 3 avril 1968, aux côtés de La Planète des Singes de Schaffner, sortait sur les écrans américains un autre mastodonte de la science-fiction en devenir, au titre sous forme de promesse de saut dans le futur : 2001, l’odyssée de l’espace.

A l’occasion de son cinquantième anniversaire, retour sur un des films les plus emblématiques du septième art, œuvre totale et avant-gardiste qui a propulsée son auteur vers des sphères inédites pour marquer à tout jamais l’histoire du cinéma.

Un projet fou

En 1964, lorsque le projet est lancé, la réputation de Stanley Kubrick n’est plus à faire. Son précédent film, Docteur Folamour, un brûlot politique à l’ironie cinglante sur la guerre froide, permet à son auteur de montrer à quel point il peut-être aussi à l’aise et pertinent dans des films grand publics (Spartacus) que dans des productions plus personnelles et incisives. Aussi, pour son huitième long-métrage, le réalisateur voit les choses en grand : l’occasion pour lui de se frotter à un genre qu’il n’a alors pas exploré jusqu’ici, la science-fiction. Souvent dénigré, ce pan considérable de la littérature et du cinéma ne semble pas avoir encore acquis ses lettres de noblesses, ce que Kubrick compte bien lui donner.

© Warner Bros.

En travaillant sur un scénario original avec Arthur C. Clarke, auteur réputé pour son univers à l’approche très scientifique, il pose dès le départ les bases d’un projet hors-norme, mettant l’accent sur l’innovation, la recherche artistique et l’exploration des possibles. Réunissant une équipe et des moyens colossaux, le voici lancé dans la grande aventure de la réalisation d’un film qui lui prendra quatre ans, de longues années pendant lesquelles les choix esthétiques, scénaristiques et philosophiques du projet ne vont cesser d’être interrogés, modifiés, améliorés.

© Warner Bros.

A l’aide de plus d’une centaine de concepteurs et techniciens divers (spécialistes effets spéciaux, scénographes, consultants scientifiques, dessinateurs) et un budget estimé a près de 11 millions de dollars (une somme faramineuse pour l’époque, une bagatelle aujourd’hui), il s’affaire au plus gros projet de sa carrière, qui ne décrochera à l’époque qu’un unique Oscar, celui des meilleurs effets-spéciaux, mais entrera à tout jamais dans la postérité.

Des ambitions métaphysiques

Difficile à raconter, cette expérience sensorielle à la narration fragmentée pourrait se résumer ainsi : en quatre chapitres chronologiques, allant de l’aube de l’humanité à la fameuse année 2001, nous suivons les traces d’un étrange monolithe, sorte de présence extraterrestre chargée de pouvoirs et de mystères, qui va bouleverser l’ordre des choses et l’évolution de tout ceux qui entrent en contact avec lui.            Des primates de la préhistoire aux astronautes du XXIème siècle, c’est une lecture de l’homme très Nietzschéenne, un cycle s’inscrivant dans un monde où dieu est mort et l’homme est destiné à renaître pour atteindre une forme de développement supérieur. Cette vision du philosophe, omniprésente, parcours toute l’œuvre, de l’emploi du thème musical d’Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss en ouverture à la fameuse scène finale, renaissance graphiquement significative.

© Warner Bros.

De philosophie, il en est est grandement question tout au long de l’œuvre, qui constitue dans son ensemble une plongée au cœur même de la notion de beauté et de principes fondamentaux : qu’est ce que voir, percevoir, savoir. Du singe au cosmos, c’est ce parcours initiatique composé d’expériences empiriques, d’apports de connaissances extérieurs, de développement des outils, où l’homme ne semble être qu’un passager, une forme de vie coincée entre deux états, définie par son passé et absorbé par ses aspirations, qui traverse tout le récit et les enjeux d’analyse de cette œuvre sans réel équivalent.

Dans l’espace, personne ne vous entendra crier

Ce temps de la réflexion inscrit le film dans un registre contemplatif, sorte de capsule spatio-temporelle dans laquelle il est difficile de ne pas être happé, captivé par ces image et ces sons agencés de façon si particulière, novatrice et radicale. A l’image d’une des scènes les plus glaçantes du film, où en laissant son personnage se perdre dans le vide spatial dans un silence assourdissant, Kubrick renoue avec un réalisme qui faisait jusqu’ici souvent défaut dans ce type de production. Personne, à l’heure du cinéma parlant et des scores envahissants n’avait jusqu’alors pensé à utiliser le silence avec autant de force, comme un effet de tension maximum, insondable et terrifiant.

© Warner Bros.

Ce silence, c’est aussi celui qui s’impose, envahit, trahit. En voulant se protéger de l’ordinateur de bord déviant peu à peu vers une forme de génie de mal, les astronautes, pensant pouvoir librement conspirer dans un module insonore afin de ne pas être trahis par leurs paroles, le seront pourtant par les gestes de leurs lèvres et la vision omnisciente de cette IA aux modes d’espionnages avancés. L’humain est donc annihilé, voué au silence, à l’asservissement total ; tant qu’il existe existe, agit, pense, il demeure une cible évidente pour ces intelligences artificielles se nourrissant de données et analyses, contre lesquelles les plus ancestraux des concepts humains ne peuvent plus rien. Seule échappatoire : la désactivation de cette dernière, action encore laissée possible par ses créateurs, comme une ultime barrière contre l’anéantissement.

© Warner Bros.

Une scène déchirante, graphiquement implacable, où le travail du son vient renforcer la force de cette séquence troublante, brouillant un peu plus la frontière entre homme et machine, émotions et programmes, raison et sensibilité.

We are the robots

Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que les acteurs, peu nombreux, joue d’une façon si neutre, si désintéressé, et que leurs propos sont plus factuels que jamais. De plus, les lignes de dialogues les plus mémorables semblent avoir été confiés à l’ordinateur HAL 9000, déformation officieuse du sigle IBM. Ces relations entre hommes et machines, dialogues et silences, sons et musiques créant un rythme binaire, mécanique, aussi droit et constant qu’une ligne de code. Cette déshumanisation et la froideur du propos furent à l’époque perçue comme des faiblesses, et pourtant : dans l’esprit de Kubrick rien de plus parlant pour connaître l’humain que de s’éloigner de celui-ci et d’explorer le côté algorithmique de son être et sa pensée, à travers cette dialectique maître-esclave vielle comme le monde et transposée ici de manière allégorique.

© Warner Bros.

Fixant son tableau de bord, qui se reflète sur son visage et situé à l’emplacement de la caméra, et donc du spectateur, le regard glacial du Dr. Bowman entamant la procédure de désactivation de l’IA en dit bien plus long que n’importe quelle tirade.

« 2001 est une expérience non verbale. Sur les deux heures et dix-neuf minutes que dure le film, il y a moins de quarante minutes de dialogues. J’ai voulu créer une expérience visuelle, qui évite le catalogage verbal et s’adresse directement au subconscient avec un contenu émotionnel et philosophique. » – Stanley Kubrick dans le magazine Playboy, septembre 1968

La vérité est donc bien ailleurs : dans l’image, aux sens connexes et aux formes imperceptibles, et dont le décryptage demeure aujourd’hui encore une vaste entreprise, au mystère faisant pleinement parti du plaisir de spectateur.

Oeuvre d’art totale

Intégrés au cœur même du film, les processus cinématographiques employés -ou même inaugurés pour certains- font aujourd’hui office de cas d’école pour tout cinéaste en herbe. A commencer par ce fondu enchaîné d’anthologie, celui de l’os devenant vaisseau, constituant une ellipse record de 3 millions d’années. Côté décors et technique, Kubrick joue avec les perspectives et la gravité, construisant des décors mobiles, rotatifs, permettant de placer et mener la caméra dans des angles et des axes inédits, créant à la fois une désorientation chez le spectateur et un éblouissement par la force des images. Un univers où même les décors les plus familiers sont sources d’interrogations, comme cette étrange chambre rococo aux échos cliniques venant clore le voyage vers Jupiter.

© Warner Bros.

Mais la plus belle et mémorable des innovations du film reste le fameux “slit-scan” crée par Douglas Trumbull. Inspiré des expérimentations vidéo de John Whitney, ce dernier développe un processus graphique capable de condenser de multiples expositions en une seule image, créant les séquences hallucinées de la section finale du film.

© Warner Bros.

Enfin, au renfort de ces images et des procédés bluffants, viennent s’ajouter un dernier facteur, celui de la musique. Pour symboliser toute la mystique du film ainsi que les présences extraterrestres, ce sont des extraits du Requiem, d’Atmosphère et du Lux Aeterna de Ligeti qui sont choisis, véritables visions du futur, tandis que Le Beau Danube Bleu (couleur de la profondeur et de l’infini, de l’immatériel) de Strauss père berce la valse des vaisseaux, comme un écho à un passé lointain mais toujours inscrit dans l’inconscient collectif. Plus intérieure, la Gayane de Kachaturian vise, elle, à explorer les méandres de la solitude et de la routine des passagers du Discovery One.

A l’origine, il est prévu une musique originale voire même des incursions de créations de certains groupes pop du moment, mais le choix de Kubrick se portera finalement sur ces œuvres savantes du siècle passé et de son temps.

Mené par la vue et l’ouïe (les deux sens esthétiques par excellence selon la Poétique d’Aristote), l’aventure spatiale et la quête philosophique ultime ne semble faire qu’une chez Kubrick, de même que 2001 dépasse le simple cadre du cinéma pour rejoindre l’Art au sens large du terme. Au delà des portes de la perception, se trouve donc celle de la perfection.

© Warner Bros.

(Re)voir ce film sur grand écran en 2018, suite à sa ressortie en version restaurée dans quelques salles françaises l’été dernier, permettait de réaliser à quel point, 50 ans après, ce chef d’oeuvre de Stanley Kubrick reste aujourd’hui encore toujours aussi pertinent et intemporel.

AMOUREUX DES SONS, DES MOTS ET DES IMAGES, DE TOUT CE QUI EST UNE QUESTION D'ÉMOTION, DE RYTHME ET D'HARMONIE.

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