SOCIÉTÉ

La guerre au Yémen, un nœud gordien impossible à défaire ?

La guerre au Yémen a longtemps été passée sous silence : conflit complexe, elle a débuté comme une guerre locale, avant de se transformer en une crise humanitaire sans précédent (et la sonnette d’alarme, tardive, de l’ONU ne fait que le confirmer).

Le conflit au Yémen est une guerre par procuration : ce sont deux acteurs extérieurs qui mènent le combat sur le territoire de ce pays. Il s’agit de l’Arabie Saoudite, pays dominant de la région qui détient la plus grande capacité mondiale de production de pétrole brut, et de l’Iran, qui menace sans cesse de piquer ce leadership.

Des tensions qui remontent à plusieurs décennies

Cette rivalité n’a pas commencé du jour au lendemain : c’est en 1979, année de la révolution islamique, que l’Iran devient dangereux pour les autres pays de la région. Tout comme l’Occident de la Guerre Froide était idéologiquement hanté par le fantôme du communisme, le Moyen-Orient, dominé principalement par des monarchies, se sentait menacé par celui de la république iranienne.

Par ailleurs, le Yémen a sans cesse été affaibli par des conflits internes : il suffit de penser à la guerre du Yémen du Nord, qui a débuté en 1962 pour durer 8 ans. Sur le plan interne, elle a opposé les royalistes aux républicains, et il s’agit, une fois de plus, d’un conflit qui est vu comme une guerre par procuration, cette fois-ci opposant l’Egypte à l’Arabie Saoudite. Cela rappelle fortement l’imbrication des tensions internes et des intérêts des puissances extérieures qui caractérisent la guerre se déroulant actuellement au Yémen.

En 1990, malgré la réunification des deux Yémen, c’est-à-dire de la fusion des parties Nord et Sud du pays, le gouvernement demeure faible et le contrôle de la part d’un Etat central est absent. La stabilité semble pourtant se profiler à l’horizon, lorsque le leader du Nord, Ali Abdallah Saleh devient le Président, tandis que celui du Sud devient le Premier Ministre : la république du Yémen est née.

Enfin, si le début de la crise est généralement daté de 2014, l’année où le conflit prend une ampleur internationale, les tensions débutent dès 2004, avec la révolte des populations chiites du Yémen, qui se sentent marginalisées aussi bien politiquement qu’économiquement. Elles s’opposent au président Saleh. Le conflit suit toutefois une logique locale, avant de prendre une dimension régionale, avec l’intervention de l’Arabie Saoudite sur le territoire yéménite. C’est en 2014 que la crise s’internationalise véritablement, avec l’occupation, par les houthis, de la capitale du pays, Sanaa. Il s’agit des fidèles au zaïdisme, l’une des trois branches du chiisme, et la plus proche de sunnisme sur le plan idéologique.

Une crise étatique interne à l’origine du conflit

Les acteurs les plus évidents sont des acteurs internes. Il s’agit tout d’abord d’un gouvernement en crise : le Président Saleh, celui qui a pris le pouvoir à l’unification du pays en 1990, a été contraint au départ par les houthis. Un accord de transition, transférant ses pouvoirs au vice-président, Abd Rabbo Mansour Hadi, est signé en novembre 2011 à Riyad, mais le départ effectif de Saleh n’a lieu qu’en 2012, après une manifestation massive dans la capitale. Celui-ci s’allie alors aux houthis, qui l’ont initialement contraint au départ, en 2014, mais il a le malheur de rompre l’alliance en 2017 au profit de l’Arabie Saoudite, et est tué, toujours par les houthis, lors des combats à Sanaa cette même année. Quant à Hadi, d’abord impuissant face à la révolte civile et ne sachant pas quoi faire avec la crise économique qui dévastait le pays, il demeure un acteur passif du conflit, protégé par la coalition avec l’Arabie Saoudite en tête et se réfugiant souvent à Riyad.

La révolte civile est menée par les houthis, les rebelles à l’origine de la révolte. Ils représentent 40 % de la population au total, et leur leader, Hussein Badreddine al-Houthi, dont ils portent le nom, a été tué en septembre 2004. C’est alors que le conflit devient violent, avec de nouveaux gains de terrain pour les rebelles d’année en année.

Une guerre attisée par les interventions extérieures 

La guerre au Yémen aurait toutefois perdu une bonne partie de sa violence sans une intervention extérieure. C’est l’Arabie Saoudite qui vient à l’esprit, mais, derrière elle, autant d’Etats du Moyen-Orient et d’Afrique : la coalition, présidée par cette première, compte parmi ses membres des pays comme les Emirats arabes unis, un autre géant de la région dont les habitants sont également majoritairement chiites, le Qatar, la Jordanie, l’Egypte, le Pakistan, le Soudan et le Maroc. Tous sont membres de l’Alliance militaire islamique, formée à l’initiative de l’Arabie Saoudite en 2015.

C’est à l’Iran que s’oppose cette coalition : Etat républicain, grand exclu de la région suite à la révolution islamique de 1979, mais également car historiquement profondément anti-américain. En fait, pour Riyad, l’Iran a tout faux : régime politique qui n’est pas une monarchie, majoritairement chiite, et surtout, ne souhaitant pas se soumettre au grand leader qu’est l’Arabie Saoudite. Et ça, elle n’apprécie pas.

Crédits : Al-Masdar News

Les autres acteurs, qu’est censée combattre la coalition ci-dessus, ce sont malheureusement les noms que l’on ne connait que trop bien. Comme dans tous les pays où le gouvernement central s’affaiblit voire est inexistant, les groupes terroristes profitent immédiatement de la situation. Etonnamment, l’Etat islamique qui a si « bien » réussi en Syrie, cède l’influence sur le territoire yéménite à la branche locale de l’Al Qaida – n’oublions pas que la famille Ben Laden était originaire du Yémen.

Enfin, les acteurs les moins évidents mais qui sont loin d’être les moins influents, ce sont les pays occidentaux : les Etats-Unis y sont pour quelque chose, plus exactement ce sont eux qui financent les bombardements saoudiens sur le territoire yéménite, censés viser les rebelles houthis mais qui atterrissent bien souvent sur les civils. Dans cette liste désolante, on retrouve également les pays comme le Royaume-Uni, la France, la Belgique, l’Allemagne ou l’Espagne, pour une raison très proche qu’est la vente d’armes au très éloigné voisin saoudien.

Des enjeux idéologiques et stratégiques majeurs

Sur le plan idéologico-politique, les deux étant indissociables dans le cas de la guerre au Yémen : l’Arabie Saoudite est un pays déserté, avec seulement 30 millions d’habitants, contre les 80 millions d’habitants que possède le densément peuplé Iran. Au-delà des différences du régime politique, il y a l’une des questions qui concernent le plus fréquemment la région du Moyen-Orient : celle du pétrole. L’Iran détient quelques 10 % des réserves mondiales : certes c’est inférieur aux 22 % détenus par la monarchie de Mohammed ben Salmane Al Saoud, mais toujours est-il que cela menace le leadership saoudien.

Sur le plan stratégique, les enjeux sont encore plus importants. Petit de superficie, le Yémen inclue néanmoins le détroit de Bab-el-Mandeb, par lequel passe pas moins de 40 % du trafic pétrolier mondial. Ce pays du Moyen-Orient a également su bâtir des alliances avec ses voisins, basées surtout sur la poursuite des intérêts individuels mais qui n’en risquent pas moins de déstabiliser la région si bien surveillée par la monarchie saoudienne.

Dans cette liste on retrouve l’Iran, chiite à 60 %, le Liban, ainsi que la Syrie, à laquelle le Yémen pouvait garantir une certaine stabilité. La suprématie saoudienne a l’air d’être stable, et c’est le cas, sur le long terme, mais, sur le court terme, c’est l’Iran qui risquerait de l’emporter : le soutien à la rébellion houthiste n’est en effet pas le premier cas dans l’histoire iranienne. La république islamique a également apporté son aide aux rebelles du Liban, ainsi qu’à ceux de l’Irak, ce qui menace l’unification du monde arabe, si « désirée » par l’Arabie Saoudite, le contraire risquant de fragiliser sa suprématie sur la région. Celle-ci veut d’ailleurs être l’Etat qui apportera la paix à son petit voisin : un prestige international sans retenue lui serait alors assuré.

La composante religieuse comme fond de conflit

C’est LE domaine auquel on a tendance à imputer la responsabilité du conflit au Yémen : il s’agit de l’opposition des sunnites, représentés ici par l’Arabie Saoudite, et des chiites, populations soutenues par l’Iran. Celle-ci forge la géopolitique des conflits au Proche et Moyen-Orient depuis le début des années 1980, et a été réactivée par la révolution iranienne de 1979.

Les sunnites sont actuellement majoritaires- 85 % des musulmans dans le monde adhérent à cette branche de l’islam- tandis que les chiites ne sont que 10 %. Ça tombe mal, l’Iran est la capitale non-officielle des chiites, comme l’Arabie Saoudite l’est pour le sunnisme. Au-delà du fait que l’Iran n’est déjà pas un pays arabe, mais persan, il est donc la Terre promise pour les grands exclus de la religion musulmane. Rajoutons cela au redressement progressif de ces derniers -ils sont concentrés dans la région pétrolière saoudienne, 70 % au Bahreïn, 30 % au Koweït et 27 % en Emirats arabes unis-, et nous avons une autre raison, pour la coalition des pays arabes, d’intervenir au Yémen.

Une crise humanitaire sans précédent

Cela fait des mois et des mois que les ONG alertent l’Occident de la gravité de la situation au Yémen. Avant que le conflit s’intensifie, en 2015, près de la moitié des enfants était déjà en malnutrition, à cause de la pauvreté du pays. Aujourd’hui, on ne sait pas comment on va pouvoir manger le lendemain. Au-delà des bombardements et des 10 000 morts déjà causées par le conflit, c’est maintenant la famine qui menace 7 millions de personnes sur 27 millions d’habitants du pays.

Crédits : Radio-Canada

Le blocus économique du Yémen, imposé par l’Arabie Saoudite et allégé rarement pour permettre le transport de l’aide humanitaire, provoque des pénuries des produits les plus alimentaires. Dans ce contexte, sévissent les maladies dont on entend peu parler en Occident, comme le choléra, qui touchait près d’un million des yéménites, en 2017, ou la diphtérie, qui concerne surtout les enfants de moins de 5 ans, causée par un manque de vaccination en bas âge.

La question de la menace qui pèse sur les enfants est celle qui revient le plus souvent, et pour cause : l’UNICEF parle de 1,8 million d’enfants souffrant de malnutrition, et de 8,6 millions qui sont privés d’eau potable. L’aide des ONG est rendue difficile par le manque de sécurité du personnel, ceux-ci étant souvent suivis par les Houthis qui se méfient des organisations étrangères. Certains d’entre eux ont été kidnappés et tués. Seules 23 organisations internationales non-gouvernementales sont ainsi présentes au Yémen : à la même période, 172 organisations étaient enregistrées en Afghanistan par le Bureau de la coordination des affaires humanitaires onusien.

Pourquoi une telle ignorance de l’Occident ?

Et l’Occident dans tout cela ? Certes on peut citer les nombreuses résolutions du Conseil de sécurité onusien, allant de 2011 jusqu’à aujourd’hui, mais elles ne font que démontrer la faiblesse institutionnelle des Nations unies. Pourquoi le géant militaire que sont les Etats-Unis, ou les leaders de l’UE, à l’image de la France ou de l’Allemagne, n’agissent-ils pas ? L’appel récent de Washington à mettre fin aux frappes aériennes au Yémen rassemble légèrement à un numéro mal orchestré par l’affaire Khashoggi, l’Arabie Saoudite recevant une bonne partie des financements pour alimenter son effort militaire de la Maison Blanche.

Logique, quand on pense que les deux Etats partagent un ennemi en commun, qu’est l’Iran. Il suffit de penser à la prise d’otage de l’ambassade américaine par les militants iraniens en 1979, ou aux supposées tentatives iraniennes d’acquérir l’arme nucléaire si mal vues par les Américains, pour comprendre les raisons de cette discorde.

Enfin, les Etats européens, quant à eux, sont liés par leurs intérêts économiques : l’Arabie Saoudite est le 2ème acheteur des armes occidentales, après l’Inde. La France et l’Allemagne sont les 3ème et 4ème plus gros exportateurs d’armes dans le monde : respectivement, le 2ème acheteur des armes françaises est, sans surprise, l’Arabie Saoudite, et le 4ème… l’Iran ! Coïncidence ?

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