La pièce de Julien Gosselin, déjà présentée au Festival d’Avignon en juillet 2018, est à l’affiche à Paris jusqu’au 22 décembre. Dix heures de spectacle pour adapter trois livres de Don Delillo. Retour sur cet événement en compagnie de Carine Goron, actrice de la pièce.
Cet été, pour échapper à la fournaise des rues d’Avignon, il y avait une très belle solution : s’aventurer jusqu’à la FabricA pour voir Joueurs, Mao II, Les Noms, la pièce « monstre » de Julien Gosselin qui assurait de rester plus ou moins au frais pendant dix heures. L’époustouflant spectacle est repris à partir du 17 novembre aux Ateliers Berthier de l’Odéon-Théâtre de l’Europe. La meilleure des façons d’échapper au froid et à la pluie cette fois-ci.
Don Delillo
Avant d’être un grand metteur en scène, Julien Gosselin est un grand lecteur. C’est-à-dire qu’il lit beaucoup (on suppose) mais surtout qu’il lit bien. Il avait déjà démontré sa capacité à sélectionner, découper et monter un texte de la plus pertinente des manières avec ses spectacles précédents : Les particules élémentaires tiré du roman de Michel Houellebecq, 2666 adapté du livre de Roberto Bolano et, plus récemment, Le Père tiré de L’homme incertain de Stéphanie Chailloux.
Joueurs, Mao II, Les Noms © Christophe Raynaud de Lage
Comme son (surprenant) nom l’indique, la pièce Joueurs, Mao II, Les Noms est inspirée des trois ouvrages du même nom de Don Delillo. Au cœur de ces romans de l’auteur américain célèbre mais réputé difficile d’accès, le terrorisme et ses évolutions (politique, islamiste, sectaire). Mais pas que. On parle aussi d’histoire des États-Unis. De ce que c’est qu’être américain. D’Europe. Du langage. D’économie. D’art. D’activisme politique. Du capitalisme. D’amour. Le tout monté par Julien Gosselin sous la forme d’une épopée en trois épisodes, sur trois décennies.
A Avignon, la pièce n’était visible que d’une traite, sans entracte (mais avec des « interludes » aménagés permettant, entre autres choses, de satisfaire ses besoins naturels…). A Paris, la pièce peut se voir d’un coup ou en trois « épisodes »… mais on ne conseille pas vraiment la formule “découpée” tant le spectacle vaut pour l’expérience immersive qu’il propose (et le fait que se convaincre d’aller trois soirs de suite au théâtre relève d’un défi peut-être encore plus difficile…).
Comme à la télé
« L’expérience » proposée par Gosselin ressemble d’abord à du cinéma. La place de l’écran dans le travail du metteur en scène trentenaire ne cesse de croître. Ici, la première heure de Joueurs se passe face à un écran…. Pour les spectateurs en tout cas car, derrière cet écran aux bords arrondis qui n’est pas sans rappeler les télés cathodiques des années 70, les acteurs sont bien présents et jouent pour de vrai. Plus que le cinéma, les images (réalisées et montées en direct par Jérémie Bernaert et Pierre Martin) évoquent l’esthétique télé voire sitcom. Progressivement, les acteurs apparaissent sur le plateau mais l’écran sera toujours là car, chez Gosselin, il ne s’agit pas d’un simple gadget mais d’un véritable outil scénographique entièrement intégré à l’écriture scénique.
Joueurs, Mao II, Les Noms © Christophe Raynaud de Lage
A ceux qui fustigent cette utilisation des écrans en la qualifiant d’outrancière et d’anti-théâtrale, on ne peut que regretter qu’ils ne se laissent pas tout simplement happer par l’expérience à laquelle Gosselin invite le spectateur. Peut-être que ce n’est pas du théâtre, et alors ? N’y a-t-il pas déjà assez de spectacles qui se déroulent sur des scènes nues (ou pire, des scènes “décorées”) et où les comédiens se tiennent sagement face au public dans pour “faire entendre” de grands textes ? Ici, on vient pour voir autre chose et on est enchanté de voir cette autre chose.
Expérience totale
Car ce que créé Gosselin n’a effectivement pas grand-chose à voir avec du théâtre classique et ne ressemble pas à ce qu’on peut voir ailleurs. Il propose une expérience, un voyage diront les plus lyriques, dont on ressort épuisé mais comblé. Tous les sens (ou presque) sont sollicités. La vision tout d’abord car le théâtre de Julien Gosselin est aussi un théâtre d’images. La scénographie d’Hubert Colas faite de cubes, de boîtes et d’écrans découpe des images comme une collection de vignettes. Les lumières de Nicolas Joubert subliment le plateau qui voit se succéder des tableaux rouge, bleu, orange et qui restituent immédiatement l’atmosphère oppressante d’un bureau enfumé comme celle plus romantique d’une terrasse grecque en été voire la luminosité hypnotique d’un désert… L’ouïe aussi est gâtée, comme toujours dans un spectacle de Julien Gosselin. D’abord par le texte car les acteurs jouent bien. Ils jouent en plusieurs langues, d’un jeu physique tout en étant aussi capables de délivrer de grands monologues métaphysiques sur le ton du chuchotement… intime et politique, à l’image de la pièce. Par la musique aussi. On retrouve encore une fois avec plaisir les nappes électroniques jouées en live par Rémi Alexandre, Maxence Vandevelde et Guillaume Bachelé (qui fait aussi l’acteur).
Une fois le tout mélangé, le spectateur se retrouve complètement immergé dans la pièce. L’ennui est impossible, puisque les sollicitations sensorielles et intellectuelles sont constantes. Car Gosselin ne se contente pas (et heureusement) de proposer de belles formes, il s’astreint et réussit également à nous émouvoir, à nous faire réfléchir voire à nous faire rire (voir “l’interlude musical” sous forme de karaoké chinois ultra-kitsch, aussi désopilant qu’insupportable).
Entretien avec Carine Goron, actrice dans Joueurs, Mao II, Les NomsCarine Goron fait partie de la compagnie de Julie Gosselin (Si vous pouviez lécher mon cœur) depuis sa création. Dans Joueurs, Mao II, Les Noms elle interprétè tour à tour une hôtesse de l’air, une activiste, l’épouse d’un expatrié américain… Sur une des terrasses bondées de la Place des Corps-saint d’Avignon, elle revient sur son expérience sur ce projet hors-normes. Tout a commencé par beaucoup de lecture. Des romans d’abord puis de la première adaptation par Julien Gosselin qui s’est finalement avérée insatisfaisante. Il a fallu tout recommencer avec, pour la première fois pour le metteur en scène, l’aide d’une dramaturge. Le travail à la table a donc été très long avant que les acteurs puissent passer au travail de plateau… qui a lui-même duré jusqu’au tout dernier moment puisque, une semaine avant la première, le spectacle faisait encore 17h ! Mais, dès le départ, le metteur en scène a su parler à comédiens de ses « images », en particulier de celle de la scène finale où ils se retrouvent tous faces aux spectateurs pour une séquence de transe en glossolalie. Cette scène, qui conclue la représentation, alors que le public comme les comédiens sont passablement épuisés, peut dérouter. Elle intervient après une troisième partie moins narrative, plus conceptuelle et qui demande plus d’efforts… mais peut-être faut-il justement n’en fournir aucun, ne pas résister et, comme le font les comédiens, entièrement se donner… Carine Goron confie qu’il n’est pas toujours facile de jouer cette conclusion. Se mettre à nue, tenir la glossolalie tout en donnant l’illusion du délire et de la transe, supporter les litres d’eau qui se déversent depuis les cintres après plus de 9h de concentration, tout cela est parfois difficile. La solution ? Le vivre comme un sas de sortie, une douche expiatoire vers le retour à la vraie vie. Pendant ces minutes de transe simulée, Carine Goron récite tout son texte dans sa tête, elle se lave mentalement de ces dix heures d’effort. Rincée, au propre comme au figuré. |
Jamais fini
Le spectacle de Gosselin balaye des thèmes qui sont d’une extrême actualité tout en démontrant que, finalement, ils sont avant tout très universels et intemporels : la violence, le politique, la solitude de l’être humain, l’art… Pourtant, une des thématiques évoquées résonne particulièrement à nos oreilles : le terrorisme. Dans la pièce, qu’il soit perpétré par un groupuscule d’extrême gauche ou une organisation du Moyen-Orient, il permet toujours de lier l’intime au politique, l’individu au global. Mais les romans choisis par Gosselin s’étalant des années 1970 au 1990, la pièce ne s’aventure jamais dans la tentative de compréhension/psychologisation du terrorisme actuel… ce qui s’avère finalement bien plus efficace pour traiter avec recul et pertinence des formes contemporaines de cette violence.
A noter que cette longue pièce sera prochainement complétée par une quatrième partie adaptée de L’homme qui tombe, l’ouvrage de Don Lelillo sur les victimes du 11 septembre. Pour le voir, il faudra toutefois aller à Amsterdam puisque cette portion sera montée avec la troupe du ToneelGroep, le théâtre d’Ivo Van Hove, un autre très grand metteur en scène européen.
Informations pratiques : Joueurs, Mao II, Les Noms de Julien Gosselin d’après Don Delillo. 10h (sans entractes) ou en trois parties de 3h. Du 17 novembre au 22 décembre 2018 au Théâtre de l’Odéon à Paris. Toutes les autres dates : http://www.lechermoncoeur.fr/dates.html