De passage à Lyon pour cette édition qui honorait une partie de sa filmographie, et surtout pour partager avec le public son nouveau film High Life en avant-première, la cinéaste a honoré l’Odéon d’une master class au cours de laquelle elle est longuement revenue sur sa carrière et ses influences cinéphiles.
Claire Denis est tout d’abord revenue sur son enfance camerounaise caractérisée par l’absence de salles de cinéma. Le goût et la curiosité pour le cinéma viennent alors par les récits de sa mère qui lorsqu’elle était enfant puis jeune femme allait beaucoup au cinéma avec son père « En se débrouillant bien le mercredi on pouvait voir quatre films et son père l’autorisait à manquer l’école pour voir quatre films. Ma mère avait une ferveur pour le cinéma, et donc forcément on l’entendait en parler comme d’une chose mystérieuse pour nous. ».
De retour à Paris, adolescente, c’est le ciné-club de son lycée qui lui ouvre les portes du 7e arts. C’est par le biais de sa professeur de géographie, militante communiste, qu’elle découvre ainsi au ciné-club les classiques du cinéma russe ( Eisenstein, Poudovkine…) « Elle nous montrait la beauté de ce cinéma russe, il y avait un idéal dans ces films, mais pour nous ça n’était pas rattaché à un parti politique, c’est comme si le cinéma en soi contenait un idéal (…) Je le ressentais comme ça parce que je crois que cette professeur avait l’intelligence de nous laisser le comprendre. » Et puis avec le lycée viennent les voyages en métro pour aller au cinéma dans Paris entre copines, près de la Gare St-Lazare « des souvenirs d’escapades de banlieusardes qui changent la vie » marquées par des films comme Pierrot le fou ou Au Hasard Balthazar. Une cinéphilie alors loin d’être ressentie comme le début d’un désir de « travailler dans le cinéma ».
« Quand j’ai vu les premiers films d’Ozu j’avais comme l’impression que c’était quelqu’un de ma propre famille, que je le connaissais. Il était japonais, il ne mangeait pas la même chose que moi, les maisons était différente, la langue passait par des sous-titres, mais tout me parlait de ma famille, de mon éducation, des sentiments que j’éprouvais pour les gens que j’aimais ».
De l’enfance cinéphile à l’IDHEC
Une fois quittés les bancs du lycée, Claire Denis travaille alors comme stagiaire chez TV Niger, système scolaire inventé par un groupe d’enseignants pour palier au manque de professeurs au Niger. Elle revient ainsi avec tendresse sur son travail d’un an sur le petit film pédagogique, Pourquoi le moustique pique , rappelant l’importance que pouvait alors avoir ces programmes pour la population « C’est drôle mais à la fois c’était important que les mères et les enfants sachent qu’il fallait se protéger, mettre des moustiquaires, parce que les moustiques c’était le paludisme. » Mais c’est durant un stage à l’INA ( alors Centre National de la Recherche) qu’elle apprend l’existence de l’IDHEC et en passe le concours qu’elle obtient.
La cinéaste est alors longuement revenue sur l’atmosphère de ces années de formation post-soixante huitarde et notamment sur l’influence de Louis Daquin, metteur en scène alors directeur de l’IDHEC (devenue aujourd’hui la FEMIS), qui encourageait profondément les échanges informels entre étudiants et professionnels « Il a décidé qu’il n’y aurait plus de professeurs mais des visiteurs qui viendraient nous parler de leurs métiers, travailler avec nous ». Se succèdent alors des rencontres marquantes avec de grands metteurs en scènes, chefs opérateurs et techniciens qui marquent profondément Claire Denis « Rien n’était théorique, c’était une liberté énorme et une chance incroyable de rencontrer ces personnes qui nous balançaient dans leur propre travail mais aussi dans leurs propres inquiétudes, on était déjà informés du chômage, toutes ces choses là on les apprenait en même temps avec de grands artistes. »
Les années d’assistantes
Claire Denis raconte ainsi comment Pierre-William Glenn (directeur de la photographie des films de François Truffaut, Jacques Rivette, Bertrand Tavrnier …) les a un jour emmené sur le tournage d’Out 1 de Jacques Rivette, donnant lieu à une rencontre qui nourrira longtemps le travail de la cinéaste « Je crois que l’expérience la plus folle ça a été de rencontrer Jacques Rivette qui tout de suite ne considérait pas qu’il s’agissait d’être stagiaire, assistante réal, Jacques Rivette nous mettait au travail dés le scénario, il était convaincu que la seule place qu’on devait souhaiter à ses côtés c’était faire de la mise en scène, devenir cinéaste. »
Ainsi évoque-t-elle avec affection l’anecdote du plan final du Pont du Nord de Rivette, symptomatique de l’influence de ce dernier sur la jeune génération des futurs cinéastes de l’IDHEC« C’était du 16 mm et les deux bobines entières étaient rayées, et bien sur il n’y avait aucun moyen de les retourner, on avait pas d’argent pour les retourner, et Jacques a dit « Mais pourquoi retourner, on ne peut pas faire deux fois la même chose, je l’ai fais une fois cette séquence. » Il a regardé les positifs au labo, il a vu les strilles et il a dit « Et bien il n’y a qu’à faire des rayures dans l’autre sens ça fera un quadrillage, et si vous regardez le Pont du Nord, ça finit avec un quadrillage. »
Cette rencontre fut également l’occasion de revenir sur son travail auprès de Wim Wenders pour Paris Texas et Jim Jarmusch pour Down By Law. Des tournages dans les grands paysages du cinéma américain qui réveilleront les souvenirs des paysages de son enfance au Cameroun, le lieu de son premier film, Chocolat, dont elle vient alors tout juste de terminer l’écriture.
Chocolat : filmer les corps
Concernant le « choc » que pouvait représenter le fait de montrer des corps noirs à la fin des années quatre-vingt, Claire Denis avance d’abord un besoin de démystification vis à vis du racisme colonial et post-colonial « Je lisais dans les débuts d’internet des choses horribles qui parlaient du sexe des noirs, ça me choquait. » Elle confie avoir pensé Chocolat (1988) comme une expérience de la fin de cette époque de la colonisation, avec cette famille blanche qui se fait comme un devoir d’être enthousiaste vis à vis des mouvements d’indépendance qui fleurissaient alors en Afrique.
Á propos de cette représentation du corps noir elle évoque un retournement des valeurs avec cette idée très présente dans le film que le corps de l’ « autre » c’est le corps blancs, dont la visibilité était inférieure à celle des corps noirs à l’époque au Cameroun. Ainsi le rôle du boy était-il déterminant dans le film, puisqu’il est l’incarnation de cette fin de la colonisation, avec ce rôle de témoin privilégier de l’intimité de ces familles blanches et de leurs manières de vivre. Á ses producteurs, qui lui suggèrent alors de prendre un jeune homme noir au hasard pour jouer le boy, Claire Denis répond par le choix d’Isaac de Bankole, vu à Nanterre dans une pièce de Koltès sous la direction de Patrice Chéreau, voyant comme un signe dans les mots de ce dernier « Il n’a pas besoin de parler, quand il est quelque part sur le plateau, il ne dit rien mais son corps fume ».
Pour se reconnaître dans une famille il faut un peu de temps, et se l’entendre dire, parce que bizarrement on est jamais seul quand on fait un film, on a des compagnons de route, on se parle de ce qu’on a à faire, de ce qu’on a réussi, ce qui est raté, il y a toute cette angoisse qu’au bout il y ait un film. Et je ne sais pas si dans ces moments là j’appartiens à une famille ou à une autre, je me dis juste « Pourvu que ce soit un film. »
Pour un cinéma du trouble
L’évocation de son travail du corps a naturellement amené la cinéaste à parler du sulfureux Trouble Every Day, dont la projection durant ce festival a occasionné les retrouvailles de Claire Denis et Béatrice Dalle. La réalisatrice a ainsi confié les appréhensions qui l’avaient amené à d’abord refuser le projet « Un film gore, un film de genre, il faut avoir une petite distance, être un peu à côté ; et moi si je commence un truc comme ça je vais rentrer dedans, je vais aller jusqu’au bout et je ne saurais pas m’arrêter, et c’est un peu ce qui s’est passé. »
Dans le cinéma de Claire Denis, la sensualité véhiculée dans et par le plan n’implique pas une nécessaire représentation du sexe, et si c’est d’abord la sensualité et la violence qui semblent exhaler de Trouble Every Day, ces corps sont aussi vecteurs de pudeur et de tendresse pour la cinéaste. L’occasion de dresser un parallèle avec son dernier film High Life qui a secoué certains spectateurs du Festival de Toronto, tout comme Trouble Every Day avait secoué le Festival de Cannes « Je pense que tout le moteur de ce film, même si je crois que c’est un film sensuel, c’est que c’est un film où les personnages étaient si seuls qu’ils avaient besoin de se serrer dans les bras les uns des autres, quand ils le pouvaient, je crois que je ressentais quand même une immense tendresse, celle de serrer quelqu’un contre soi. »
High Life
Enfin, la master class s’est achevée sur l’évocation du très attendu High Life dont le Festival offrait aux spectateurs deux avant-premières. Claire Denis a ainsi confié son goût pour les films interstellaires et pour les romans de science fiction qui ont fait germer en elle l’idée de ce père seul dans l’espace avec sa petite fille, et qui n’a d’autre choix que de vivre pour cette enfant qui n’a que lui. La réalisatrice est alors revenue sur sa rencontre avec Robert Pattinson, qui incarne son personnage et à qui elle avait d’abord refusé le rôle « Son envie de travailler sur le film n’était pas remplie de grands mots, d’admiration, il m’a dit « je veux le faire », et ça m’a touché, il a touché en moi ce qu’il fallait, non pas pour que je crois en lui mais pour que j’oublie ce qu’il y avait d’iconique en lui, et j’ai bien fait. »
Sortie d’High Life : 7 novembre 2018