CINÉMA

« Blindspotting » – Électrochoc à Oakland

Présenté à Sundance en janvier dernier, prix de la critique au Festival du cinéma américain de Deauville 2018, Blindspotting est un premier film intense et inventif réalisé par Carlos Lopez Estrada mais écrit, produit et interprété par Daveed Diggs et Rafael Casal. Néons violet ou rouge et flow décontracté, ce long-métrage est en réalité une ode à la ville d’Oakland et un constat alarmant sur une Amérique aliénée.

Oakland, baie de San Francisco. Bienvenue aux portes d’une ville californienne schizophrène. Considérée aujourd’hui comme l’un un des trois ports principaux de l’Ouest américain, la ville a été une possession espagnole, au XVIIIème siècle, avant d’être peuplée par les travailleurs afro-américains durant la Seconde Guerre Mondiale. Elle devient ensuite le berceau des Black Panther, créé en 1966 par Huey Newton et Bobby Seale.

Très pauvre pendant  plusieurs décennies, Oakland est la deuxième ville la plus dangereuse des Etats-Unis. Elle a été le terrain de jeux des affrontements de gangs – la communauté hispanique d’un côté et afro-américaine de l’autre – , centre de trafics en tous genres, haut taux de criminalité. Les quartiers du sud-ouest étaient surnommés la « killing zone ». Ça, c’était avant les années 2010 et l’invasion des hipsters blancs de San Francisco, leurs maisons de rêves, leurs food trucks vegan, et leur goût pour la musique hip-hop.

Oakland : nouvelle terre promise de gentrification et de mixité culturelle. Les afro-américains perdent leur maison après la crise immobilière, la classe moyenne blanche les rachète, tandis que les habitants historiques doivent se déplacer vers l’est de la ville. Les chiffres parlent d’eux-mêmes, en 1980, 44 % de la population était afro-américaine, en 2010, plus que 44 %.

© Ariel Nava

« I feel like a monster in my hometown »

La métamorphose et la bipolarité de cette ville américaine sont les sujets de deux de ses enfants qui ont fait de Oakland, le personnage principal de leur premier scénario. L’écrivain d’origine hispanique Rafael Casal et l’acteur/rappeur afro-américain Daveed Diggs, amis depuis l’enfance, ont voulu faire une déclaration d’amour à la cité où ils ont vu le jour. Scénaristes, producteurs et acteurs les deux compères ont mis dix ans à écrire le scénario de Blindspotting, ils le confient au réalisateur de clip Carlos Lopez Estrada. En vingt-deux jours de tournage, ils offrent une immersion de soixante-douze heures dans les rues d’Oakland.

Alternant humour et scènes coup de poing ce premier long-métrage narre avec énérgie le récit de Colin (Daveed Diggs) dont il reste trois jours de liberté conditionnelle avant de reprendre normalement le cours de sa vie. Avec son ami de toujours, Miles, interprété par Rafael Casal, ils travaillent comme déménageurs, désencombrant les maisons historiques de la ville au profit des nouveaux arrivants bobos. Symbole évident et parfait de la gentrification qui s’abat sur leur ville, du passage d’une ère à une autre.

© Ariel Nava

La mise en scène nous aspire directement dans la routine des deux hommes. Or, ces trois jours vont être perturbés dans leur déroulement habituel, et pas par le choix matinal et surprenant de Colin pour un jus detox. Un soir, ce dernier assiste, au meurtre d’un jeune afro-américain par un policier blanc. Cette bavure policière commence à le hanter, à lui rappeler pourquoi il a été en prison, et à lui faire prendre conscience des dérives d’une Amérique divisée entre multiculturalisme et racisme ambiant.

Ces soixante-douze heures vont être l’occasion de remettre en cause leur propre identités (ses cheveux afro tressés pour Colin), la réalité d’Oakland et même leur amitié (symbole de mixité). Les deux protagonistes vont être dans l’obligation d’aller voir au-delà de leur angle mort, « blind spot » en anglais, titre très judicieux du film. Ils vont dépasser la faiblesse de leur vision, leur permettant d’observer enfin les deux faces de la société, les deux visages de l’Amérique, la dualité de l’être humain, là où être noir et porter des dreads ne fait pas  pour autant de vous un coupable, même en 2018.

Si le ton et le fond de Blindspotting sont graves, le montage rythmé de Carlos Lopez Estrada, les situations hilarantes, le slam comme moyen d’expression ou les néons et codes du cinéma indé, enrobent parfaitement le film. Une scène déjà culte, résonne encore, Colin, un flingue pointé sur le policier meurtrier, “I feel like a monster in my hometown/ Je me sens comme un monstre dans ma propre ville” crie le slameur. Les trois camarades livrent avec générosité un premier projet d’amitié, intelligent et authentique, véritable vent de fraicheur sur le cinéma indépendant américain.

 

J'entretiens une relation de polygamie culturelle avec le cinéma, le théâtre et la littérature classique.

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