Senses est un film au parcours atypique. Initialement montré sous le nom de Happy Hours, il s’agit d’une fresque (osons le mot) d’une durée exceptionnelle de 5h15. Primé teau festival de Locarno, le septième film de Ryusuke Hamaguchi, premier à sortir en France, a été découpé en trois parties, sous divisées en épisodes. Un épisode par sens, une partie par semaine en ce mois de mai…
C’est vrai que son nom ne parlera pas à grand monde. Le hasard faisant parfois bien les choses, la sélection à Cannes de son huitième film Asako I&II permettra à Senses d’acquérir une certaine notoriété. Si vous n’aviez pas la chance de venir à l’une de ces soirées « intégrales » organisées dans toute la France ce 5 mai 2018, il est possible que n’ayez pas l’immense chance de voir la totalité de la série à la suite avant la sortie du dernier épisode ou la sortie en DVD. Pourtant, l’expérience vaut le coup. Ne vous attendez pas toutefois à vivre une sorte de « Netflix au cinéma », où l’on enchaîne les épisodes dans un phénomène d’addiction que certains lecteurs connaîtront sans doute. On se rapproche ici plus d’un Shokuzai de Kiyoshi Kurosawa, sorti en France en deux parties – de « seulement » 4h30. Sortir le film découpé, c’est s’assurer de son caractère événementiel et faciliter la diffusion de l’œuvre. Grande différence avec son compatriote : Senses a été pensé, écrit et réalisé comme un vrai film de 5h15. Petits veinards que nous sommes, les français font partie des seuls au monde à pouvoir le voir en salle…
Langueur des sentiments
Hamaguchi avait écrit ce film dans le cadre d’un atelier autour de la question de la communicabilité : comment parler avec autrui ? Comment retrouver le sens de la parole, communiquer ses émotions, être un être entier avec l’autre ? En fait, c’est la forme de la réponse qui intéresse ici, plus guque la réponse en tant que telle. Cette forme, comme on vient de le dire, c’est celle d’un film de 5h15. Le film se tord lui-même, est une course-poursuite, une écriture perpétuelle qu’une illusion fait croire linéaire mais guidée par des fils directeurs qui s’inventent, se réinventent, se révolutionnent. Il serait difficile de résumer le film en quelques mots, mais on pourrait en résumer son postulat : un groupe d’amies, trentenaires, aux vies familiales dysfonctionnelles, vivant au Japon, se retrouvent ensemble de temps en temps… Autour, gravitent des personnages : une jeune auteure, un artiste, un scientifique.
On pourrait aussi revenir sur quelques moments, quelques scènes. Forcément, tout ne se vaut pas, c’était impossible de tenir 5h15 sans faire parfois du remplissage. Certaines images restent pourtant la scène du bar de l’épisode 1, la scène du procès dans l’épisode 2 (d’une violence inouïe), la scène de la lecture dans l’épisode 4… Autant de moments radicauxqu dans leur langueur, aussi dans leur libération de la parole. Ce sont dans ces moments qu’Hamaguchi répond à sa problématique : d’abord l’art est libérateur du moi profond, de mes révélations, ensuite la justice m’oblige à mentir et optimiser la vérité dans un objectif égoïste, enfin le dialogue dans un bar est un moment de sincérité, être soi, tout simplement.
Éloge du simple, éloge du beau ?
C’est dans les instants, les scénettes, que l’intimité se révèle. Ce sont ces situations, et donc pas ce que le film raconte, qui intéressent le réalisateur. La gestion des éléments « perturbateurs » ou des volontés – sans jamais que le film ne bascule dans un spectaculaire ou dans un pathos mal placé. Le spectre du naturalisme plane au-dessus du film qui baigne pourtant dans autre chose, un autre chose très révélateur de la démarche d’Hamaguchi. Des portraits de femmes, voilà ce qu’il faudra retenir de Senses.
Tentative désespérée de comprendre, de saisir, dans leur entièreté ces femmes, leur amitié, leurs doutes, leurs peurs, leurs désirs. Si le film mute en permanence, c’est parce que le réalisateur hésite en permanence. Comment être juste ? Cette sensibilité d’Hamaguchi se ressent d’autant plus que les quatre actrices principales sont non professionnelles : qu’elles soient naturelles devant la caméra et le tour est joué ? Non, pour Hamaguchi, il faut les observer, les suivre, dans leurs sorties, avec leurs enfants, leurs compagnons pour finir par entrevoir l’éloge du simple, l’éloge du beau qu’il dessine constamment. C’est dans ces parties de Mah-jong, ces ateliers dominicaux auxquelles elles se rendent ensemble, dans les coups à boire, qu’on retrouve la formidable sensation du vrai. Pourvu que ça dure 5h, si cela lui permet de trouver sa réponse. Est-ce que la réponse est à la hauteur ? Les nombreuses réécritures qu’a connu le film prouve bien son hésitation. Si vous voulez la connaître, sachez qu’elle est étonnamment apaisante et est un regard aigre-doux vers l’avenir.