Tendrement entrelacées, teintées de sensualité, revendicatrices de droits, émancipatrices parfois ; les voix féminines n’ont pas fini de vous surprendre. La musique a quelques pouvoirs insoupçonnés, et encore plus quand la féminité et la multiplicité s’en mêlent.
Nous sommes en 2018, et pourtant certains clichés continuent à avoir la dent dure dans le milieu musical. On peut se féliciter de grandes avancées, comme les chansons aux thématiques très compliquées comme la consommation de drogue, la dépression ou les troubles du comportement alimentaire. Mais il reste tout de même du chemin à faire, notamment en matière de reconnaissance du statut des femmes. Quand on parle de groupes féminins, les premières pensées instinctives vont aux girls bands banals, commerciaux, sans grande texture, juste assez bons pour se trémousser le samedi soir. Heureusement, dans l’imaginaire collectif, les Spice Girls et autres Little Mix commencent à laisser leur place à un tout autre genre de féminité assumée. Qu’elles incarnent la candeur, la ferveur, la hargne ou la liberté, les nouvelles icônes rassemblées sous la bannière d’un groupe ou d’un collectif portent un message neuf qu’il est important de souligner.
Il était une fois l’Amérique
Dans les contrées lointaines d’outre-Atlantique se trame un drôle de manège. Depuis quelques années, un nouveau type de musique émerge. Loin d’être un nouveau genre modal ou une nouvelle manière d’exploiter les instruments, c’est en fait une nouvelle façon de délivrer un message, à travers des textes et des mélodies, qui se fait doucement mais sûrement une place dans le paysage musical.
On parle souvent de soft power en diplomatie ; cette façon qu’ont les dirigeants de certains pays d’imposer leur nouvelle domination politico-économique sans utiliser ni la force, ni la contrainte, ni même la confrontation directe. Tout porte à croire que le même phénomène se développe en musique. Après les chansons franchement engagées, on voit aujourd’hui apparaître des dosages plus subtils de revendication. Être un groupe auquel on colle une étiquette politique n’est plus franchement bien vu, et ce n’est d’ailleurs plus très efficace pour faire passer des messages ni faire bouger les lignes du pouvoir. Elle est loin l’époque où les anti-militaristes pouvaient faire trembler le monde entier en entonnant les premières notes de Sunday Bloody Sunday. Actuellement, on dirait que le mode adéquat pour diffuser une opinion soit le message subliminal. Loin de nous l’idée de genrer un quelconque trait de personnalité, mais il semblerait que les compositions musicales exclusivement féminines excellent en la matière. Et pour couronner le tout, ces duos et trios de femmes qui survolent le milieu sont tous issus du pays où le puritanisme n’en peut plus de se heurter aux infinies modernisations idéologiques : les États-Unis.
La dream pop, masque d’une réalité crue
Les plaisirs coupables sont parfois le lieu de grandes découvertes. On laisser aux professionnel·le·s le soin de critiquer la qualité scénaristique de la série Pretty Little Liars, mais il est plus compliqué d’en démonter la bande originale. Le générique résonne probablement encore dans toutes les têtes, et ce n’est pas un hasard puisqu’il a été composé et interprété par les sorcières de la dream pop américaine, The Pierces. Le duo flamboyant possède un don que beaucoup leur envient ; celui de pouvoir formuler des horreurs innommables dans des mélodies guillerettes et passe-partout. Sous la forme d’une comptine enfantine, le tube Secret n’est rien d’autre que le récit d’un esprit rongé par la culpabilité, d’une âme hantée par un secret inavouable qui la tuera si elle ose le dévoiler.
De leurs voix traînantes, faussement désabusées, les deux icônes féminines abordent tous les thèmes fâcheux avec une simplicité – mais jamais de simplisme – déconcertante. Depuis l’ennui mortel de la vie de riche dans Boring, jusqu’aux pulsions physiques éprouvées pour un homme sans une once de sentiment dans Lights On, en passant par les violences conjugales inavouables dans Must Be Something, tout y passe. Au lieu de parler avec des mots creux de thèmes vus et revus, les soeurs Pierce osent s’aventurer dans la grisaille de la vraie vie, celle où l’on souffre pour des choses plus dures à vivre qu’une simple rupture, celle où l’on se questionne sur sa place dans le monde, celle où l’on aimerait se tuer parfois tant nos réactions sentimentales nous agacent.
Folk rock et frissons de plaisir
Dans un tout autre registre, Este, Danielle et Alana Haim peuvent elles aussi porter fièrement l’étendard de leur talent. Le folk rock harmonique, devenu leur marque de fabrique, a la capacité de faire revivre au public des moments qu’il n’a lui-même jamais vécu. Transportés dans une réalité parallèle où les femmes ont imposé le matriarcat comme modèle unique de vie, il nous est quasiment impossible d’écouter une seule chanson de Haim sans oublier l’existence même de la gente masculine. Dès la première écoute de l’album Days Are Gone, tout s’éclaire. Il devient évident que seules les femmes, seules ces trois femmes au talent incommensurable, sont nécessaires à l’épanouissement de nos esprits.
Les harmonies créées par les voix des trois soeurs se baladent entre le sacré et l’hérésie. Il serait sans doute péché de prendre un tel plaisir à se laisser emporter par la sensualité que les jeunes femmes dégagent. Un monde dirigé par ce trio, dans lequel tous les interdits sont dument bravés, la sensualité exacerbée, la féminité célébrée, n’est-ce pas là une vision du paradis à laquelle on n’osait pas vraiment rêver ?
Moi je ne m’appelle pas Lolita
Et si enfin une femme pouvait être femme de la façon qui lui plaît le plus ? Est-ce si difficile d’imaginer une femme libre de ses mouvements, de ses pensées, de l’image qu’elle renvoie, des avis extérieurs qu’elle n’a pas demandé à entendre ? Il semblerait que cela soit possible, le duo folk Lily & Madeleine nous le démontre de la plus belle des manières. Elles ont tout pour se faire cataloguer comme des Lolita par les critiques musicaux de bas étages. Deux voix cristallines, une candeur si pure que les pervers s’empresseraient d’en détruire la blancheur, deux minois adorables qui n’inspirent que la sérénité. Là où il a toujours été facile pour la presse musicale de trouver de quoi pervertir une beauté sans imperfection, Lily & Madeleine parviennent, sans en donner l’air, à s’éloigner des dangers de cet étiquetage.
Ecouter Devil We Know, Somewhere, ou Hotel Pool apaise les âmes, éteint les cerveaux et ouvre les coeurs à l’éclat de la perfection harmonique – et harmonieuse. Il serait hautement blasphématoire de parler d’une quelconque sensualité dans leurs chants, alors que quelques notes suffisent à prouver que l’on se trouve dans le registre du céleste, celui où toute dimension physique, pulsionnelle ou sexuelle n’a pas lieu d’être. On peut dire que ces deux jeunes femmes forcent le respect et l’admiration. Leur talent a bâti une forteresse incandescente autour de leurs chansons. Une fois les remparts franchis, seules les conversations d’esprits à esprits sont possibles. Les corps sont expurgés de tout ce qui leur fait habituellement perdre leur noblesse. Plus question de passion, tout n’est que raison divine et intuition métaphysique. On savait que la musique adoucissait les moeurs, on découvre dans leurs balades tendrement folk que le quatrième art permet aussi de connecter le monde à une réalité supérieure, sans artifice ni désagrément superflu.
Chacune à leur façon, ces formations féminines prouvent au monde de la musique que le sexe féminin est toujours plein de ressources, au cas où quelqu’un oserait encore en douter. Que ce soit par la pureté, l’affirmation de soi ou l’exacerbation du rêve, toutes arrivent à envouter leurs auditeurs et auditrices. Beaucoup d’autres groupes surfent sur la vague de ce féminisme qui n’en porte pas le nom, et l’on souhaite à l’industrie pop, rock, folk et indie de continuer à dénicher des icônes aussi dignes, fortes et talentueuses.