La musique classique fait peur, parce qu’elle est pimpante, parce qu’elle est tonitruante, parce qu’elle est privatisée par les gens de la Haute. Et si on vous disait qu’aimer Pharrell Williams, c’était déjà aimer la moitié de l’œuvre de Mozart ?
Cette année, c’est la bonne. On abat les frontières, les fossés, les océans qui séparent les adeptes de musique classique du reste du monde. Aimer Beethoven n’est pas incompatible avec une écoute quotidienne, quasiment religieuse, des albums de Drake. Mieux encore : se trémousser systématiquement sur les tubes d’Elton John est une prédisposition flagrante à l’appréciation de la musique de Mozart. Il reste encore à trouver à quel compositeur on pourrait apparenter Jul, mais nous avons la vie devant nous pour faire cette découverte surprenante. En plus de faire chuter des murs, il faut aujourd’hui construire des ponts entre la musique savante, comme on l’appelle dans le milieu, et la musique contemporaine, qu’elle soit pop, rock, ou folk.
Un cliché, ça se range dans une poubelle
Avant d’entamer une quelconque démarche d’introduction à la musique classique, il faut d’abord déloger quelques clichés très coriaces, à mille lieues de la réalité. Retenons bien une chose, il ne s’agit pas d’un art accessible uniquement aux plus riches. Certes les classes aisées ont monopolisé ce créneau et en ont fait un sacro-saint objet d’admiration uniquement accessible à un très haut niveau d’érudition. Pourtant, il n’y a rien de plus simple, de plus enfantin que de saisir toute la portée d’une composition. Là où les paroles verbalisées de certains textes requièrent parfois un vocabulaire très large pour comprendre le sens d’une formulation, la musique seule n’a d’autre porte d’accès que le lien direct qu’elle entretient avec l’âme de ses auditeurs. Pas de chichi, pas d’hémistiches ou d’alexandrins, pas de rimes croisées criminelles qui font perdre le fil aux plus attentifs.
Ici, tout est simple, tout est limpide, les instruments s’adressent directement à l’essence de votre coeur, non pas aux méandres de vos esprits. Il suffit de venir les mains vides pour repartir quelques minutes plus tard, le corps empli d’une énergie mystique qu’on ne saurait localiser.
Si vous creusez la question, vous verrez qu’il y a effectivement une science exacte derrière chaque composition. Les instruments sont autant d’outils que ce chirurgien de compositeur manipule pour opérer son art, les rythmes apportent chacun une contribution sans équivalent au morceau, les motifs et les intervalles respectent autant de règles de dessins que les tableaux peints en perspective. Et pourtant, on s’en fiche. Avez-vous déjà songé à toutes les règles de grammaire, d’orthographe, de narration, de syntaxe qui se cachent derrière un roman ? Ces mécanismes indispensables à la bonne construction de l’ouvrage vous ont-ils jamais empêché de vous plonger à corps perdu dans votre lecture ? Ce syllogisme est une preuve irréfutable. Littérature et musique classique, même combat : l’art vous touche d’abord par les sentiments, puis ensuite par la maîtrise technique, certainement pas l’inverse.
Personnalités intemporelles
Après ces précautions oratoires, il faut entrer dans le coeur du sujet : quels liens peut-on établir entre la musique que nous écoutons le matin en allumant la radio et les symphonies jouées à guichets fermés dans les plus beaux opéras du monde ? La réponse est très simple : presque toutes les comparaisons auxquelles on peut songer sont judicieuses et pertinentes.
Prenons d’abord la personnalité des artistes. Il est de notoriété publique qu’un trait de caractère prépondérant chez un chanteur marque au fer rouge une grande partie de ses chansons. À une époque, Eminem était un punk anti-système et le faisait savoir dans tous ses textes. Drake est quant à lui un grand torturé de l’amour, toujours déçu par les femmes qui n’estiment pas la valeur de son dévouement. Prince était un interprète mégalomane dont la valeur inestimable n’était quantifiable que par sa propre personne. Tous ces caractères forts ne sont pas l’apanage des XXème et XXIème siècles.
En 1832, un jeune homme chétif et pâlichon faisait déjà apparaitre dans les salons parisiens toutes les mièvreries dont sont capables les femmes amoureuses. Chopin, dont la fragilité n’a d’égale que son incommensurable talent, a fait transparaître dans ses nocturnes les joies mais surtout les peines qu’ont provoqué chez lui les relations avortées, celles-là même qu’il voyait déjà durer toute une éternité. Deux hommes meurtris par une rupture sont-ils si différents ? Certes, deux siècles les séparent, mais les tourments de l’amour ne sont-ils pas éternels ?
Pour ce qui est des mégalomanes, retenons que Maurice Ravel composait des morceaux affreusement compliqués et notoirement casse-gueule pour les pianistes non virtuoses. Tout ça dans l’unique but de ne jamais être égalé dans son talent d’interprète et de faire s’incliner devant lui les pianistes trop ambitieux qui n’atteindraient jamais sa maîtrise. Ca ne vous rappelle personne ? Un artiste au sommet de son art qui se targue de ne jamais pouvoir être détrôné, ne serait-ce pas le discours tenu depuis plusieurs années par le Duc Booba, premier du nom ?
Le mainstream préhistorique
Au risque de décevoir les ultras de la vraie bonne musique des grands compositeurs, il se cachait parmi les piliers des opportunistes avides de recettes magiques et de succès rapides sans teint. Ressortir les motifs qui fonctionnent à tous les coups, les trucs et astuces qui vous assurent une place en haut des charts tout l’été n’est pas un procédé inventé par les grands producteurs de pop. Avant Magic Système et la maladie du bouger bouger, avant Georges Michael et sa discordance groovy, avant même Britney Spears et sa légendaire sensualité enfantine pervertie, il y avait d’autres petits malins. Beaucoup ont flairé le bon coup : observer ce qui plaît, reproduire à l’identique le squelette du tube, changer un petit peu l’ordre des notes et apposer son nom sur cette nouvelle composition parfaitement neuve. Du temps de Mozart, l’espièglerie caractéristique de ses sonates a été copiée, outrageusement subtilisée par ses contemporains pour en faire un objet de mode assurant la gloire. Ecoutez Mozart, puis enchaînez avec Salieri. La naïveté de l’oeuvre du second n’est qu’inspiration et emprunt faits au premier.
Une note plus éloquente que mille mots
L’une des réponses les plus fréquentes à la question “tu écoutes de la musique classique ?” reste sans nul doute “oui, pour réviser, ça me détend, je ne suis pas dérangé par les paroles”. Enfer, damnation, hérésie, atrocité. Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de mots prononcés qu’il n’y a pas d’idées transmises. Les compositeurs ont autant de choses à raconter que les auteurs de chansons. Mieux encore, ils ont autant de choses dérisoires et inintéressantes à conter que nos chères stars de la pop, il n’y a que le médium qui diffère.
Le troisième mouvement de l’Eté, l’une des pièces des Quatre saisons de Vivaldi, n’est ni plus ni moins que la retranscription d’une attaque d’abeilles dérangées dans leur quiétude. Le second mouvement de l’Automne représente quant à lui un dimanche après-midi pluvieux, passé sous la couette à attendre que les beaux jours reviennent en sirotant sa tasse de thé. Les banalités peuvent être racontées avec grâce. Vivaldi décrivait la météo avec un peu plus de phrasé qu’Evelyne Dheliat, mais n’oublions pas qu’en 2016, Philippe Katerine entamait l’une de ses plus belles chansons par ces mots : “Il pleut, le ciel est bleu. Il y a du vent mais, rien n’y paraît. C’est un moment parfait, je ne l’oublierai jamais.”
Au-delà des syllabes, par delà les rythmes dansants, au confins de la pureté des sons, les distinctions de genre n’ont plus aucune raison d’exister. Être éperdu de rap US ne doit pas être vécu comme un frein à la découverte des grandes œuvres des siècles précédents. Vous aimez Kanye West ? Vous adorerez les sonorités pompeuses des symphonies de Beethoven. Vous ne jurez que par la délicatesse de Linda Lemay ? Vous trouverez la même pureté dans les compositions de Scriabine. Les artistes contestataires sont les seul·e·s qui méritent votre attention ? Alors plongez dans l’oeuvre de Schostakovitsch, l’irrévérencieux anti-communiste, le seul soviétique à avoir ri au nez de Staline après sa prétendue “grandiose victoire sur le fascisme”.
La curiosité est réputée pour être un vilain défaut. Pour ce qui est de la musique classique, nous vous conseillons d’être plus que cela : outrepassez la curiosité, entrez par effraction dans le monde du baroque, de l’impressionnisme, du romantisme, et subtilisez tout ce qui vous rappellera le confort de votre univers musical. Les pères fondateurs de l’art instrumental vous remercieront.