Le nouveau livre de Chantal Thomas, publié chez Seuil, nous fait plonger dans l’enfance de son auteure. Il fait partie des nominés pour le Prix du Roman des étudiants France Culture-Télérama 2017 dont le lauréat sera choisi mi-janvier.
Certains textes ont le mérite de réunir introspection et empathie : le nouveau livre de Chantal Thomas est de ces petits volumes dont la simplicité et la grâce recèlent un véritable pouvoir de résonance. A travers le récit d’une enfance, de ses plages, et d’une mère en clair-obscur, nous sommes emportés dans la genèse d’une vie humaine unique et pourtant identifiable à tant d’autres. Le livre remporte le triple pari de l’inspiration autobiographique, du portrait de femme et du témoignage microcosmique, discret mais efficace.
La genèse d’un éveil au monde
En se racontant fillette, l’auteure retourne aux sensations fondatrices qui ont marqué sa vie, comme le sable et sa dérobade permanente, ou la caresse de l’eau salée. La figure de Jackie, sa mère, se distingue nettement parmi les ombres émouvantes d’Eugénie, de Félix, de Lucile, tant d’êtres chers à leur manière et qui ont laissé leur empreinte dans la mémoire de la petite fille devenue adulte. Au-delà de cette mère sportive et fuyante, l’imperceptible roman d’une filiation féminine se déroule : Zélie, Eugénie – arrière-grand-mère et grand-mère -, Jackie et enfin Chantal sont liées les unes aux autres dans un canevas aux points distendus, et si leur histoire n’est pas un sujet à part entière elle fait néanmoins partie des éléments louables de ce texte. Le livre étant annoncé comme un « roman », forme de débordement du réel dans l’artifice et vice versa, le « vrai » n’est pas ce qu’il faut y chercher. A défaut de lire une biographie, nous avons le plaisir de voir se développer le tableau parcellaire d’un temps nébuleux, mythologie d’une existence marquée par le glissement de l’eau, douce ou iodée, entre les plis de la peau. La nage accompagne comme un viatique la lecture de Souvenirs de la marée basse, en un fil rouge qui court depuis le plongeon transgressif de la jeune Jackie, dans le Grand Canal de sa Versailles natale.
Une famille française
Écrite depuis un présent dont des années la séparent désormais, la saga familiale de Chantal Thomas s’ancre dans les rivages caractéristiques de l’histoire française du siècle dernier. Les deux guerres mondiales y sont présentes, chacune avec son tandem de brasier funeste et de cendre fertile : sa mère naît en 1919 alors que Félix, son grand-père, enterre l’innocence de sa jeunesse, et elle-même vient au monde dans la poussière encore brûlante de 1945, au même moment où son père se mure définitivement dans un silence qui lui devient naturel.
Le récit d’apprentissages croisés
Un récit de la vie domestique, mené depuis la reconstitution d’un point de vue enfantin, restitue avec justesse les pudeurs familiales qui, sur un fond de frustrations et de résignations amères, gâchent sans que l’on n’y puisse rien la beauté des liens partagés avec parents, enfants, cousins ou aïeux. Jackie, dont la vitalité illumine le début du texte, s’éteint peu à peu dans la vie conjugale qui constitue pourtant la suite logique de son idylle avec un jeune homme que la guerre a changé, et qui semble lui-même ébahi de se trouver là. L’image de ces deux enfants tout à coup affublés des atours et des responsabilités de l’âge adulte ne cessera jamais d’être actuelle. Aménager un appartement ? S’occuper d’un bébé ? Ayant oublié sa maturité sur le seuil de l’adolescence, Jackie est prise par surprise dans la chronologie arbitraire imposée par la réalité et ses normes aveugles. Dans une interview accordée à Radio Canada, Romain Gary disait il y a bientôt quarante ans :
« […] je crois surtout que c’est la vie qui nous a, qui nous possède. Après, on a l’impression d’avoir vécu, on se souvient d’une vie comme si on l’avait choisie. Personnellement, je sais que j’ai eu très peu de choix dans la vie, que c’est l’histoire au sens le plus général et à la fois le plus particulier et quotidien du mot qui m’a dirigé, qui m’a en quelque sorte embobiné. »
Embobinés, eux aussi, par l’histoire et par leur histoire, Jackie et Armand se sont laissés porter en quête du rivage idéal, l’une mue par l’élan jamais interrompu de son tropisme estivant, l’autre résigné dans une inadéquation et une fadeur incurables.
Au fil de l’eau
L’eau et ses rivages multiples nimbent le récit de lueurs qui confinent au merveilleux. Le texte, surtout dans sa première partie, en devient un hommage à l’enfance et à sa dimension magique. Dans la relation qui unit Chantal à Lucile, sa camarde de plage, transparaît la beauté puissante et éphémère du temps des vacances que l’on voudrait éternelles. L’héritage de cet appétit de temps suspendu, hors du cours cacophonique de l’existence urbaine, est un legs significatif de Jackie à sa fille. Le dialogue entre elles n’est jamais effusif, et un partage tacite du culte de la nage compense le laconisme qui caractérise leurs rapports. C’est dans cette zone aquatique que s’épanouit donc l’affection, sourde mais mutuelle, qu’elles se portent l’une à l’autre. Le lecteur est ainsi mis en présence de l’arrière-cour d’un lien souvent idéalisé, et qui dans la vraie vie repose sur des piliers de fondation plus modestes, et quelque part plus humains.
La plage, et les flots ondoyants à ses pieds, sont l’horizon pérenne de ce livre-mémoire. Sur la page blanche d’une intimité qui n’est jamais vraiment amorcée entre la mère et la fille, on perçoit un amour authentique bien que taiseux, cet amour non choisi que l’on néglige souvent d’entretenir et qui nous lie irrémédiablement aux êtres qui nous sont les plus proches dans les ramifications de l’arbre familial. Chantal et Jackie s’aiment et se manquent avec cette réserve que l’on regrette quand il est déjà trop tard, et que le chagrin de n’avoir pas su faire autrement prend les accents amers d’une perte irrémédiable.
Un roman ?
Ces souvenirs sont écrits avec grâce et humilité, comme il convient à une main qui se retire pour laisser émerger les figures du passé. Le « je » n’a pas de lourdeur agaçante ou auto-complaisante ; il sonne juste dans le ton choisi. La principale réserve que l’on peut opposer au livre tient à son appellation. Il y a une tendance massive aujourd’hui à appeler « romans » des livres de toutes factures, dont certains pâtissent d’être classés dans une catégorie qui ne leur convient pas et dont on dirait presque qu’elle leur a été attribuée pour rassurer les lecteurs, dont on craint la frilosité face à des textes hybrides, d’un genre incertain.
Souvenirs de la marée basse est un récit par épisodes, dont le déroulement semble suivre une logique de mémoire, sans construction narrative rigide : les bribes qui le composent sont comme autant de petites images dont l’unité émerge au fur et à mesure. Alors que sa dimension décousue en est le ciment même, et que sa richesse est dans l’éloquence de l’évocation plus que dans l’exhaustivité de la narration, on peut se demander si l’appeler « roman » était bien nécessaire…Ces considérations ne doivent cependant pas obturer l’accessibilité et la lumière touchante de Souvenirs de la marée basse, dont les lecteurs apprécieront l’abord aussi fluide qu’une entrée dans les tiédeurs conciliantes d’un bain du soir.
Chantal Thomas, Souvenirs de la marée basse, Seuil, août 2017, 224 p.