ART

Un artiste, une ville, une technique – Berlin peint à l’extincteur

Nous avons eu l’envie d’aborder l’art urbain à notre manière, pour en montrer la diversité, de ses acteurs à ses techniques, sans oublier l’environnement dans lequel il prend forme et l’histoire qui y est liée. Commençons par Berlin, ville marquée par l’Histoire et la créativité.

Après plus de dix heures de train et une courte nuit, nous nous levons pour la première fois sous le soleil berlinois. En bonnes amatrices de Paul Kalkbrenner, la sonnerie du S. Bahn1 est déjà une source de joie, nous rappelant le souvenir de Berlin Calling.

Un brunch s’impose dans le quartier de Wedding, avant de se diriger difficilement, mais non sans excitation, vers la fameuse tour de télévision de l’Alexanderplatz. Cette excitation est certes due au simple statut de capitale culturelle et historique que la ville allemande revêt, entre culture undergound et mémoires d’un XXe siècle houleux, mais aussi parce qu’en ce jour un tour de street art s’impose à nous, au cœur de Kreuzberg. L’occasion de réaliser l’acte militant mené par Blu en 2014 aux angles de la Curvystrasse et de la Schlesischestrasse dont on vous parlait à l’époque, ou d’observer une autre de ses œuvres juste à côté du Watergate2 ; mais, plus encore, l’occasion de comprendre la culture de l’art urbain allemand et son attrait international, ainsi que de découvrir collectifs et techniques.

De loin, la marque noire marquant les vestiges d’une des deux œuvres de Blu – juillet 2017 – © Louison Larbodie

 

Entre histoire et plan d’urbanisme, l’imposition de l’art urbain dans le paysage berlinois

À Kreuzberg, comme partout ailleurs dans la capitale, les murs sont couverts d’inscriptions, de collages ou de pochoirs. Et ce, bien plus que dans n’importe quelle autre ville. Cela s’explique historiquement, par les choix d’urbanisme que l’Allemagne a fait, et surtout par les événements qui ont profondément marqué tout le territoire au cours du XXe siècle.

Par les cours d’Histoire, et les conséquences géopolitiques qui en découlent encore aujourd’hui, nous avons toutes et tous eu connaissance des deux guerres mondiales, de la victoire des alliés sur les nazis, et de la division qui fragmente ensuite l’Allemagne en zones d’influences. De la dégradation des relations entre les États-Unis et l’URSS, du discours de Fulton en 1946 dans lequel Winston Churchill déclare « qu’un rideau de fer divise l’Europe » et de l’éclatement de la Guerre Froide.

En ce qui concerne spécifiquement l’Allemagne, la première crise de Berlin se traduit par un blocus qui commence le 24 juin 1948 pour prendre fin le 12 mai 1949. Sans que les tensions ne s’apaisent, une nouvelle crise éclate en 1958 qui aboutit à la construction d’un mur, divisant de manière physique l’Europe de l’Est et l’Europe de l’Ouest. Dans la nuit du 12 au 13 août 1961, un mur est alors érigé au cœur de la capitale allemande.

Si l’on s’en réfère à l’article « Berlin not for sale » de Klaus Lüber et Martin Gegenheimer paru sur le site du Goethe Institut, l’apparition de l’art urbain est liée au contexte historique, à la nécessité de s’exprimer face à cette division imposée, dont la capitale est l’essence. Le street art provient également d’une tradition plutôt de gauche préexistante en Allemagne, consistant à exprimer ses opinions sur les murs des maisons. C’est alors du côté de l’Ouest que débute le mouvement, utilisant le mur de Berlin comme un support médiatique et d’expression. Suite à sa chute en 1989, beaucoup de bâtiments vides et désertés permettent la consolidation du mouvement graff avant de s’élargir en street art.

L’apparition de l’art urbain est liée au contexte historique, à la nécessité de s’exprimer face à cette division imposée, dont la capitale est l’essence.

Le graff est interdit par la loi, certes, mais le fait de recouvrir les murs reste à la discrétion des propriétaires et ne relève pas des autorités. Ce qui est en soi une exception liée au plan d’urbanisme adopté par le pays suite à la Seconde guerre mondiale.

Effectivement, dans son article « La rénovation urbaine : démolition ou patrimonialisation ? », Maurice Blanc explique que l’Allemagne a fait le choix d’une rénovation dite « douce » dont le but est de « réhabiliter l’existant » tout en favorisant un côté social. Les habitant·e·s sont alors mobilisé·e·s pour les travaux d’urbanisme, de manière individuelle ou par le biais de groupes d’entraides. Ils ont leur mot à dire sur la direction prise par un quartier et leurs intérêts divergents amènent confrontation et parfois consensus.

En ce qui concerne Kreuzberg, le quartier est en partie détruit dans les années 1950, afin d’être rénové. « En 1963, la construction du Mur de Berlin permet paradoxalement de conserver ce quartier : d’une part, le projet autoroutier est abandonné ; d’autre part, ce quartier central, populaire et dégradé, devient un cul-de-sac. Il n’intéresse plus les promoteurs immobiliers ». Mais il intéresse les artistes officiant dans l’espace public.

Berlin et l’art urbain au XXIe siècle, une effervescence créative

On ne peut faire fi du discours sur la ville en pleine effervescence, bouillon de subculture, servi sous toutes ses formes, de l’Eisbein3 à la bière. C’est d’ailleurs pour cette raison que la ville attire aussi bien artistes et touristes, par delà les frontières, amenant au mélange des styles et des manières d’aborder le street art. Cela explique également l’émergence de nouvelles techniques, que des graffiteur·se·s s’approprient pour en faire leur signature. C’est le cas de Just4, découvert au détour d’un parc.

Blu, proche du Watergate – juillet 2017 – © Myriam Bernet / Maze

 

Un mur d’enceinte que domine un majestueux cosmonaute est barré d’une traînée sombre et poudreuse. C’est ainsi que nous apprenons l’existence du Fire Extinguisher Painting, littéralement peinture à l’extincteur, une technique qui nécessite une certaine maîtrise et un bon lot d’expérimentation – et que nous observons une des premières œuvres ratée de l’artiste.

90° à gauche de ce premier mur s’en trouve un autre. Über Fresh (UF) y a apposé sa marque, du haut du building jusqu’au bas de celui-ci, laissant un sillon de lettres verticales à la vision des passant. Une autre technique : une corde en rappel, des bombes aérosols, et l’urgence d’écrire à l’arrachée pendant la descente. 5° plus loin, un mot nous interpelle à nouveau. Celui, illisible, du graff précédent : Just, un writing net et pourtant diffus, arrondi où l’on reconnaît le lointain souvenir du raté précédent pour en constater toutes les possibilités de réussite. Une technique étrange, permettant de tracer de loin et rapidement, pour mieux retomber dans l’anonymat.

Fascinées par cette manière d’aborder l’art urbain, nous avons décidé de faire quelques recherches. Il s’avère que Just n’est pas juste un street artist, mais qu’il est aussi photographe et blogueur. Arte Creative l’a retrouvé en 2012 pour un 5 minutes nous laissant l’occasion d’assister à une masterclass de Fire Extinguisher Tags avec l’artiste. On y apprend que la technique est apparue en 2009 à Berlin et s’ancre dans l’esprit Do It Yourself du tag, cherchant sans cesse à bidouiller de nouveaux outils de peinture et à créer son propre matériel, afin d’innover, d’être plus rapide et dans ce cas afin de pouvoir faire des lettrages encore plus grands.

Extrait de 5 minutes avec Just – © ilovegraffiti.de

 

Alors, en quoi consiste la technique ?

Si l’on s’en réfère au tutoriel offert par l’artiste, bien que dangereuse, la méthode ne semble pas des plus complexes. Il faut d’abord différencier les types d’extincteurs : celui à pression constante de celui à pression changeante. C’est ce dernier qui est utilisé pour taguer, son système de vis permettant d’enlever la pression et de la remplacer.

Pour s’en délester, il suffit d’abord de vider l’extincteur de son gaz carbonique ce qui en théorie rend possible l’ouverture de l’extincteur sans danger. À l’aide d’un marteau, il faut par la suite dévisser la tête de l’extincteur. Comme pour une bombe aérosol il s’y trouve un tuyau dans lequel la peinture va pouvoir être mise après avoir été mélangée.

Si l’on en croit Just, il faut trois parts de peinture pour cinq d’eau, car la peinture doit être assez liquide pour être assez volatile. Ensuite, et ça parait évident, il est nécessaire de refermer le tank et de mélanger la peinture.

Le côté DIY ne s’arrête pas là puisqu’il faut réaliser son propre capuchon permettant à la peinture de sortir en un spray frontal, ce qui peut se faire à l’aide d’une cartouche de silicone qu’il faut fixer au bout du tuyau à l’aide de gaffeur par exemple.

Voilà en substance les rudiments de la technique qu’il a adopté. Simple et complexe à la fois, permettant de nouvelles sensations de peinture, et un visuel qui interpelle. Une exploration de la ville et les découvertes d’une technique et d’un artiste qui nous ont donné l’envie de lancer une série, afin de partir en quête des diverses manières d’aborder l’art urbain à travers le monde.


 

Le tramway berlinois
2 Un des nombreux clubs berlinois
Plat typique allemand et notamment Bavière
4 Pour suivre le travail de l’artiste c’est ici 

En amour avec la diversité artistique, immergée dans les images et les sonorités, en quête d'une fameuse culture hybride, à la croisée des idées. Sur la route et sur les rails, entre la France et les festivals.

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