Écrans

Davey Wreden : quand la création vidéoludique se remet en question

Dans le microcosme du jeu vidéo, certains auteurs se démarquent par leur originalité : la simple évocation de noms tels que Hideo Kojima ou Ken Levine évoquent des univers originaux, qui ont fait leur preuve auprès des joueurs. Penchons-nous sur Davey Wreden, développeur applaudi et OVNI du monde ludique.

Voilà un exercice assez particulier qu’écrire sur un créateur si peu prolifique : deux jeux seulement figurent à sa ludographie, que cinq heures à peine suffisent à compléter. Ô combien plus nous seraient pourtant nécessaire pour en décrypter le message.

©Galactic Cafe, The Stanley Parable

The Stanley Parable : le choix originel (© Galactic Cafe)

 

The Stanley Parable : the end is never the end

Dans The Stanley Parable, sorti en 2013, vous incarnez donc Stanley, que nous présente le narrateur comme employé de bureau modèle. Quand il découvre que l’intégralité de ses collègues ont disparu, Stanley s’inquiète. Le voilà parti fouiller le bâtiment de fond en comble, parcours décrit par notre nouvel ami le narrateur. Des salles secrètes sont découvertes, un terrifiant complot déjoué, et Stanley retrouve finalement la liberté. Fin du jeu. Ecran noir. Vous avez effectué environ un vingtième du jeu. On recommence ?

Et si on changeait de chemin ? Et si, plutôt que de prendre la porte de gauche, on prenait celle de droite ? Accompagné d’un narrateur toujours plus réticent à commenter nos écarts de conduite, nous traçons désormais notre propre aventure. Vraiment ? Magistralement, Davey Wreden expose le premier mensonge du jeu vidéo : l’illusion du choix. Quand certains jeux nous proposent un scénario s’adaptant – toujours facticement – à nos décisions (on t’a vu, The Walking Dead), The Stanley Parable prend le contrepied de cette mécanique. Il s’attache en effet à nous démontrer que nos choix importent peu, que nos pas nous mèneront toujours là où le game designer l’a décidé. Le message est presque cynique : pourvu que ce manque de choix réel vous déplaise, la vraie vie vous attend toujours dehors.

Si énoncé ainsi, le postulat peut paraître simpliste, détruire cette relation de confiance qui se créé d’ordinaire irrémédiablement entre le joueur et son jeu est un tour de force. Effectué de manière pertinente et drôle, cette mécanique originale qui mène le joueur à se sentir rebelle dans un parcours pourtant balisé montre bien plus long qu’elle n’en dit sur la docilité inconsciente du joueur, ressentant sa liberté là où on lui a dit de la ressentir ; un peu comme Stanley, finalement.

The Beginner’s Guide : le lampadaire, symbole du jeu (© Davey Wreden)

 

The Beginner’s Guide  : une ode triste à la création

A la suite de The Stanley Parable, la déferlante médiatique s’abat sur Davey Wreden. Le jeu est caractérisé de révolution vidéoludique, de sommet du genre… Il résume par ces mots son sentiment sur les retours qui lui sont donnés au cours d’une interview :

« I’m a modest man, all I’m trying to do with the HD Remix is to revolutionize not just gaming narrative but of all artistic and creative narrative expression until the end of time.  »

« Je ne suis qu’un modeste homme, tout ce que j’essaie de faire avec le Remix HD est de révolutionner non seulement le jeu narratif mais aussi tout l’expression narrative artistique et créative jusqu’à la fin des temps. »

Les compliments pleuvent, l’attention médiatique avec. Deux ans plus tard, en 2015, une deuxième création sort dans une relative discrétion, sans doute causée par l’incompréhension critique : The Beginner’s Guide.

Le synopsis est simple : dans une volonté presque plus muséographique que ludique, la voix de Davey Wreden nous guide très diligemment au travers des jeux du dénommé Coda, présenté comme développeur et ami. Au fil de ces étapes, les niveaux se complexifient en même temps que les situations et les commentaires de Davey. C’est par ces messages, au travers desquels il vous faudra lire entre les lignes, que vous pourrez tirer le réel enjeu du cette expérience, bien différente de celle annoncé. En face d’un créateur qui apparaît toujours plus troublé, vous vous retrouverez finalement spectateur silencieux d’un combat bien plus personnel que ce l’on aurait pu présager.

Difficile d’en dire plus d’un jeu encore plus court et offrant encore moins de complexité dans ses mécaniques de jeu que son prédécesseur. L’appellation de « jeu » a d’ailleurs fait largement débat au sein des cercles critiques du milieu. Pour le désigner, les expressions sont pléthore : promenade graphique, film interactif ou encore le très usité car fort pratique « expérience ». Il serait pourtant erroné de considérer la question du média comme purement contingente ici.

The Beginner’s Guide est une histoire de la quête artistique, de l’angoisse destructrice et de l’effet pervers de l’attente critique ; et c’est précisément parce qu’elle met en scène l’absence de sens qui est à l’origine de ce jeu vidéo que ses leçons s’appliquent au média dans son entièreté.  Wreden parvient à insuffler une émotion, à faire passer son message sans recourir à la fiction narrative qui nous permettrait fallacieusement de nous sentir concernés, non en tant que personnes joueuses mais comme momentanés personnages d’une intrigue séparée de nous. Davey ne s’adresse non pas à un personnage de l’univers qu’il crée, mais au joueur comme être sans artifice. D’autres jeux au succès timide ont déjà eu recours à ce procédé : Hacknet, ou dans une moindre mesure Her Story ; c’est toutefois la première fois qu’il n’a plus pour cadre le thriller mais bel et bien la réflexion philosophique. Quand finalement l’étendue du message de cette pépite de deux heures nous parvient, le choc est d’autant plus grand que nous n’avons aucun personnage derrière lequel nous cacher.

The Beginner’s Guide : Ce qui se passe derrière les coulisses. (© Davey Wreden)

 

Davey Wreden ne réalise pas de blockbusters. Vous ne jouerez pas à ses jeux des dizaines d’heures et vous n’atteindrez jamais les classements internationaux. C’est sans importance : pour une fois, le jeu sort de son carcan performatif pour enfin se donner le luxe de l’élévation. Ses jeux proposent une réflexion réelle qui se moque de la grandeur supposée qu’elle devrait se donner : longueur entêtante, graphismes photoréalistes. Comme le cinéma l’a fait depuis bien longtemps, il est heureux que l’on puisse aujourd’hui commenter, apprécier un jeu en dehors de ces ordres de grandeurs qui ne disent rien sur sa philosophie, son émotion. Cette dernière est intacte, passant de l’hilarité d’un Stanley au vague à l’âme d’un Coda, tout un éventail de sentiment est mis en jeu sans que jamais y soit mis en obstacle une apparente fiction : comme la suspension de crédulité, c’est une convention dont Wreden s’est largement passée. Le développeur ainsi se fait professeur, et les leçons que nous apprennent ses jeux se gravent dans notre peau pour chaque touche que nous actionnons. Pour cela, le jeu vidéo selon Davey Wreden mérite sa place au rang d’art.

 

Fait des trucs et pense qu'il serait très intéressant que le monde entier soit au courant.

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