C’est peu dire que l’administration américaine est dans la tourmente. A l’extrême opposé de Washington, à cinq heures de vol et trois de décalage horaire, la Californie résiste. Structurer ce mouvement sur le long terme s’avère extrêmement compliqué mais la résistance se déporte sur d’autres terrains, notamment judiciaires. Reportage à San Francisco.
« Il ne peut rien contre l’Etat californien, il n’a pas de pouvoir sur nous. Ce n’est pas notre président. » Voilà ce qu’on peut entendre à El Cerrito, dans la banlieue proche de l’université de Berkeley, lorsqu’on questionne les Californiens présents autour de la table sur Trump. « Ce ne sont absolument pas nos valeurs, ça ne le sera jamais » s’indigne Sandy, assistante de recherche à Berkeley.
61,5 % des électeurs du « Golden State » ont, en effet, voté pour Hillary Clinton le 8 novembre dernier, contre 31,5 % pour Donald Trump. Soit, une très grande sensation de gueule de bois le lendemain.
Indivisible résistance
Preuve que Trump n’était pas considéré comme une « menace » avant cette date, quatre assistants parlementaires démocrates, sonnés par cette victoire encore inconcevable quelques heures plus tôt, publient le 9 novembre vingt-six conseils pour faire pression sur les élus ; c’est la naissance du collectif « Indivisible ». A peine élue, l’administration devient l’ennemie, sa capacité d’action doit être la plus réduite possible. Le collectif expose ses conseils à la manière d’un guide, par exemple : « comment pense un député et comment utiliser cela pour servir la démocratie ? »,. Ces conseils sont traduits rapidement en espagnol, disponibles en audioguides, à cette adresse : https://www.indivisibleguide.com/guide/.
Le site propose ensuite des moyens d’actions à l’échelle locale. Dès le début, le collectif derrière « Indivisible » divulgue des moyens très concrets de résister : harceler un élu sur le terrain et/ou par téléphone, le forcer à rendre des comptes sur ses prises de position, publier chaque altercation, chaque fait et geste… A la manière de l’ACLU (l’historique Union Américaine pour les libertés civiles), il s’agit de ne rien lâcher, que ce soit sur le plan des idées ou sur le terrain.
Mais rien n’y fait : la gueule de bois s’éternise, au rythme des tweets et des prises de paroles du désormais Président investi.
A El Cerrito, on est passés au dessert et un débat animé s’ensuit sur la responsabilité du vote. Se barricader derrière les frontières de l’Etat californien et revendiquer que Trump, ce « n’est pas mon Président », n’est-ce pas affaiblir la légitimité démocratique ? Deux Israéliens, saisonniers de passage dans la Baie, pointent du doigt les contradictions : « vous l’avez quand même élu ! Vous ne pouvez pas faire comme s’il ne s’était rien passé ! »
C’est toute la difficulté du mouvement de résistance : si les Californiens se rassemblent aisément contre les valeurs de Trump et prônent la liberté et la diversité comme les leurs, difficile de mobiliser les foules en continu.
Fracture
Sur les hauteurs de Twin Peaks, Dean*, chauffeur Uber, exprime cette fracture entre le peuple californien et les partisans de Trump : « il n’aurait jamais dû être président. Moi, en tous cas, je me l’explique toujours pas…. Mais c’est ceux qui ne vont pas à l’école qui ont voté pour lui. » Pas ici, donc, dans cet Etat qui regroupe trois des meilleures universités. Ce microcosme universitaire s’est d’ailleurs trouvé une tête de pont en la personne de l’ancien ministre du travail sous Clinton, le désormais professeur à Berkeley, Robert Reich.
Dean poursuit : « la seule préoccupation de Trump, c’est de faire de l’argent, toujours plus d’argent, il ne se soucie pas du peuple. » Mais quand on l’interroge sur la personnalité du Président, il tempère : « Bush non plus n’était pas un bon gars, c’était aussi un bad boy ; tout ce qui l’importait, c’était le pétrole. » Etat historiquement démocrate, la Californie semble être un eldorado pour Dean.
Adam*, rencontré dans un café, abonde dans son sens et raconte les raisons de son départ pour le Golden State :
« Je viens du Maryland, j’y ai grandi. Un jour, c’était juste après l’élection de Trump, ils ont incendié la mosquée. Celle où j’allais avec ma famille depuis que j’étais petit. Je n’y allais plus toutes les semaines mais j’ai été très choqué. C’est ce qui m’a décidé à partir. Ici, je me sens bien, tout le monde est accueillant. Mais j’ai un peu peur pour ma famille restée dans le Maryland. »
Et puis, il y a eu Charlottesville. A El Cerrito, les mines étaient assombries. L’incompréhension était totale. Mais très vite, il a fallu réagir : des mouvements disparates de droite ont annoncé deux rassemblements, le 26 août, au coeur de San Francisco et le lendemain, à Berkeley. « Ca ne peut pas arriver, ça va mal se passer » s’inquiète Sandy. La Constitution américaine définit bien plus largement la liberté d’expression que sa cousine française, permettant ainsi au KKK de continuer à diffuser sa propre émission de radio, avec le David Duke Radio Program, du nom du suprémaciste blanc et ancien « sorcier » du Ku Klux Klan. Les manifestations étaient donc permises en Californie mais le contexte en a décidé autrement ; ce sont des milliers de personnes qui ont déferlé dans les rues, face à une poignée de supporters de Trump. Ils ont scandé « no Trump, no KKK, no fascist USA. » La résistance ne baisse pas les bras.
A San Francisco, son centre névralgique se trouve dans Castro. Ce quartier historique, qui concentre la plus grande communauté gay américaine et dont Harvey Milk s’autoproclama maire, est aussi le point de ralliement des luttes en tous genres. Nous y étions quelques jours avant les manifestations du 26 août. On a poussé la porte d’une librairie, « Dog Eared Book » sur Castro Street.
Après avoir dépassé les stands bariolés des essais pro-LGBT, les flâneurs sont invités à envoyer des cartes postales aux hommes et femmes politiques ; Jerry Brown, le gouverneur de l’Etat californien, Nancy Pelosi, la représentante à la Chambre, Dianne Feinstein, l’ancienne maire de San Francisco, présidente de la commission du renseignement, Mitch McConnell, le chef de la majorité républicaine au Sénat, le président de la Chambre des représentants, Paul Ryan et last but not least, à la Maison Blanche.
La libraire confie que c’est plus de deux milles cartes postales ont ainsi été envoyées depuis le 20 janvier 2017, le jour de l’investiture de Donal Trump. Sur le haut de la pile, déjà affranchie pour Washington, on déchiffre des insultes mais la libraire tempère : « Bien sûr qu’il y a des insultes mais beaucoup donnent aussi des conseils : vous ne devriez pas faire ça comme ça, là, vous n’auriez pas du dire ça, ça ne se fait pas. » Et effectivement, sur la dernière déposée, on peut lire un « ARRÊTEZ DE TWEETER ! » en écriture capitale. Si la libraire insiste sur cet équilibre, il est vite démenti par la sélection des ouvrages sur les étalages.
« Se rendre compte de notre chance »
Partout où on la pose, la question d’une procédure d’impeachment est balayée. Trop compliquée, hypothétique, incertaine. Trump est omniprésent, chacun de ses tweets fait les gros titres. Et surtout, les Californiens avec lesquels nous avons pu parler n’ont qu’une crainte : s’il est destitué, l’équipe dont il s’est entouré se retrouvera réellement avec les pleins pouvoirs. En particulier, le vice-président, Mike Pence. Le 17 août, Steven Bannon est limogé de son poste de conseiller stratégique. On s’attendait à un frémissement d’enthousiasme mais rien : « les autres, c’est limite pire », voilà ce qu’on entend.
La résistance doit donc s’organiser pour durer et pour contrer le plus possible l’action de l’administration. « On a beaucoup de chance de vivre ici », c’est aussi une phrase entendue à plusieurs reprises, à El Cerrito comme en flânant dans les rues. Les élus californiens ont engagé l’Etat dans une bataille judiciaire, afin de préserver des valeurs fondamentalement différentes de celles de l’administration américaine. Eric Holder, l’ancien ministre de la Justice d’Obama, est désormais rattaché au service juridique de la Californie Dans la revue « America », Sylvain Cypel estime à 4 500 le nombre de groupes organisés et atteste : « La résistance est clairement présente sur tout le territoire. Mais nulle part elle ne l’est autant qu’en Californie. »
Un Etat dans l’Etat
La résistance contre Trump s’est déplacée sur le champ juridique. Sandy abonde : « non, il n’a pas de pouvoir. Le pouvoir, c’est notre gouverneur qui le détient. »
Sans entrer dans des considérations juridiques trop poussées, la Constitution du 17 septembre 1787 établit une séparation des pouvoirs claire entre l’Etat fédéral et les treize Etats d’alors – aujourd’hui cinquante. A Washington, le commerce extérieur, la défense, la politique extérieure et les relations entre les Etats. Aux gouverneurs, les pouvoirs restants. L’Amendement X de la Constitution les charge des « pouvoirs qui ne sont pas délégués aux Etats-Unis par la Constitution, ni refusés par elle aux Etats, sont conservés par les Etats respectivement ou par le Peuple. » Et c’est ce qui permet au Congrès californien de voter les lois les plus progressistes : sur les revenus, la santé avec l’instauration d’une assurance maladie universelle, la retraite ou l’éducation…
Dès l’investiture de Trump, le 24 janvier, le gouverneur démocrate de l’Etat de Californie, Jerry Brown alertait ses administrés avec son discours « sur l’état de l’Etat » : « le futur est incertain et les dangers multiples », alertant sur le recours à des faits alternatifs, à l’encontre de la démocratie, de la science. Extrêmement dépendante des apports des travailleurs étrangers, la Silicon Valley se bat pour les droits des immigrés, ouvertement favorable à la régularisation des sans-papiers. Trois millions vivent actuellement en Californie et 28 % des Californiens sont nés à l’étranger.
Au Sénat californien – à majorité démocrate, le président Kevin de Leone a instauré une loi pour que l’Etat et ses agents n’appliquent pas les mesures fédérales imposées aux agents anti-immigration. Il a également proposé une loi le 3 avril visant à sanctuariser l’Etat californien contre les décisions fédérales – toutes les grandes villes de l’Etat se sont déclarées sanctuaires, les forces de l’ordre doivent refuser de suppléer aux services de l’immigration et des « papiers d’identité » sont procurés aux immigrés illégaux. C’est ce qui permet à une trentaine de villes – comme Houston, Detroit, Seattle, Miami, Denver, … – de se déclarer « villes sanctuaires ».
La ville de San Francisco s’est particulièrement illustrée par sa détermination à résister ; en novembre 2016, le conseil municipal revendiquait son intention de s’opposer aux décisions de la nouvelle administration « quelles que soient les menaces. » L’élection de Trump a aussi redynamisé les mouvements indépendantistes comme YesCalifornia, dans ce véritable fief de Bernie Sanders et du parti des Socialistes Démocratiques (Democratic Socialists of America, DSA).
La résistance est aussi économique : l’économie californienne s’est construite en grande partie par l’immigration des travailleurs chinois au XIXème siècle, avant l’arrivée des Mexicains et l’attrait international actuel de la Silicon Valley. C’est aujourd’hui, la sixième économie mondiale, juste devant la France et représente environ 13 % du PIB américain.
Les menaces de suppression des subventions par l’administration ont révolté la population alors que l’Etat californien donnait, avant la mise à exécution, plus à l’Etat fédéral qu’elle ne recevait de subventions. La fracture avec le reste des Etats-Unis ne fait que se creuser.
Mouvement hétérogène, sans agenda ni leader, le mouvement de résistance californien illustre bien la fracture révélée par l’élection de Trump ; les Californiens sont accusés de vivre dans une bulle, incapables de comprendre le quotidien des habitants du Midwest par exemple. Contestant l’autorité fédérale, la Californie, et plus particulièrement la ville de San Francisco, viennent de poursuivre l’administration en justice, contestant l’obligation des agents à mettre en oeuvre la politique fédérale anti-immigration que l’Etat juge anticonstitutionnelle. A l’heure où nous écrivons, deux plaintes ont été déposées contre la suppression annoncée par le président du statut DACA (Deferred Action for Childhood Arrivals). La résistance continue…
* Les prénoms ont été changés.