Après avoir parlé éducation et émancipation sexuelles à la conférence Digisex, un sujet incontournable lors de l’évocation de la sexualité et du numérique est arrivé sur la table : la pornographie. Alors, en 2017, à quoi ressemble le paysage porno sur internet ? Quelles sont les tendance qui émergent dans ce domaine ? Cette deuxième partie de la conférence a été animée par Florian Vörös, enseignant-chercheur en sociologie des médias, cultural studies, genre et sexualités, avec Ovidie, ex-actrice, journaliste et réalisatrice de porno, Carmina, camgirl, et Sarah de Vicomte, auteure, réalisatrice et photographe érotique et porno.
Avant toute chose, un rappel qui peut sembler superflu mais qui, face à nombre de critiques, s’avère vital : la pornographie n’est pas plus mauvaise pour la santé mentale et sexuelle que n’importe quelle autre production culturelle. Elle ne rend pas plus violent·e ou moins épanoui·e sexuellement, elle ne rend ni pervers·e ni libidineu·x·se. Comme toute production culturelle, elle obéit à des codes et des gimmicks qui lui sont propres et qui peuvent nécessiter un certain apprentissage pour les comprendre. Pour autant, il est ridicule de la rendre responsable de tous les maux dont on peut l’accuser. Tout est, comme pour bien d’autres productions culturelles, question de mesure, de morale et d’éthique – c’est en tout cas ce que tendent à montrer cet article ou encore celui-ci.
L’hégémonie des tubes
A l’évocation des tubes, Ovidie nous avertit : “c’est très complexe.” En effet, si avant internet l’industrie de la pornographie a successivement pris son essor dans les cinémas, les sex-shops avec les VHS et les DVDs et les cinémas spécialisés, elle a sur la toile changé de visage. Avec internet est apparu le streaming gratuit de vidéos pornographiques. Très vite, ce mode de consommation a été investi par plusieurs grands sites, dont les quatre plus connus actuellement sont ce que l’on appelle les tubes (YouPorn, PornHub, xHamster et Xvideos). Ces quatre sites concentrent à eux seuls 95 % de la consommation mondiale de vidéos pornographiques.
Les tubes fonctionnent comme le bien connu site YouTube : ce sont des hébergeurs de vidéos, ils ne détiennent pas le contenu en propre et n’en sont donc pas pleinement responsables (pour plus d’information sur le statut d’hébergeur, voir ici). L’un des problèmes des tubes de porno, Ovidie s’y est confrontée en 2010. Parmi les millions de vidéos hébergées, une très vaste quantité est piratée, illégale et postée sans consentement. Ceci pose naturellement des violations du droit d’auteur et du droit à l’image, mais aussi les phénomènes de revenge porn, de vidéos pornographiques prises et
postées à l’insu des personnes concernées et de l’absence du droit à l’oubli qui est particulièrement important dans la profession.
Qui plus est, les entreprises détenant ces sites, bien que possédant des chiffres d’affaire faramineux, maintiennent une opacité à toute épreuve quant aux personnes et capitaux impliqués dans leur activité. Ce flou économique profite à des personnes souvent cachées, comme Fabien Thylmann (ancien patron de MindGeek), que “personne dans mon entourage à part quelques gros producteurs comme Dorcel ne connaissaient même de nom, alors qu’il possède les deux plus grands tubes”, comme nous le rapporte Ovidie. Ainsi, quand ces structures payent des acteurs ou des actrices, on ne sait jamais de quel pays va venir le virement. MindGeek a ainsi été soupçonnée de blanchiment d’argent.
Des formes émergentes
En marge de ces énormes structures, plusieurs formes de pornographie se développent, malgré le coup dur qu’a été l’essor des tubes. En effet, l’arrivée de la pornographie gratuite et du gonzo ont été une catastrophe économique pour le milieu, avec la fermeture de beaucoup de boîtes de production et la baisse des revenus des acteurs et des actrices.
La pornographie indépendante
Avec l’incapacité des studios traditionnels de faire face, un nombre croissant de créateurs et créatrices de porno se sont mis·es à leur compte. Ainsi, même si la création est devenue plus compliquées qu’avec une grosse maison de production derrière soi, les œuvres produites sont de plus en plus libres. Ainsi, nous assistons non seulement à un renouveau des modèles économiques avec de plus en plus de place faite aux abonnements et aux dons, mais aussi à un renouveau des formes et des codes de la pornographie. Cette émancipation forcée des créatrices a permis une certaine féminisation de l’œil avec lequel sont produites une partie des œuvres. C’est ainsi que sont nées des vagues successives de pornographie féministe/inclusive. Aujourd’hui, on considère généralement que nous en sommes à la 3e vague, avec notamment Sarah de Vicomte.
Ces œuvres permettent ainsi de donner autre chose à voir que les vidéos pornographiques traditionnelles, très normées dans leur hétérosexualité et leurs jeux de domination sexiste. Les courants de la pornographie féministe incluent ainsi plus facilement des minorités et changent le regard porté sur les corps et l’acte sexuel en lui-même. On atteint ainsi une variété de contenu, tant par les corps qui sont montrés et leur mise en valeur que par la nature même des pratiques sexuelles mises en scène.
Les sexcams
Une autre tendance qui gagne de plus en plus en puissance ces dernières années est la pornographie par sexcams. Avec ce système, vous ne regardez plus une vidéo préalablement enregistrée mais une ou des personnes qui s’exhibent et/ou s’adonnent à des pratiques sexuelles devant la caméra en temps réel. On peut rapprocher cette tendance de celle des vidéastes sur YouTube. Aujourd’hui, il est à portée de clic de n’importe qui, tant que l’on possède une connexion internet et une webcam, de se produire sur un site de sexcam. C’est ce que fait Carmina, qui nous confirme que “tout le monde peut s’exhiber et faire/regarder ce qu’iel veut. Ce qui est intéressant c’est qu’on peut décider de faire simplement et en un clic diffuser dans le monde entier ce qu’on veut faire voir.”
A l’instar de la pornographie féministe indépendante, cette pratique est très libre et permet donc à la fois de trouver du contenu qui nous convient, loin des normes imposées par les mastodontes de l’industrie, et de montrer aussi ce que l’on veut. Au-delà de cela, Carmina nous précise que les sexcams peuvent avoir un effet très positif, en prenant comme exemples son expérience et celles de connaissances et collègues. Ainsi, les camshows peuvent permettre de prendre à rebours les injonctions sociétales pouvant nous faire croire que sans un corps de mannequin on ne peut être désirable et, si on se prend au jeu, cela peut nous apprendre des compétences techniques audiovisuelle, apprendre à se vendre et à faire la promotion de ses projets. C’est aussi un format utilisé par plusieurs créateurs et créatrices comme un tremplin, comme ce fut le cas pour Vex Ashley par exemple.
Les limites de la révolution numérique
Si ces différentes tendances sont très encourageantes quant à l’avenir de l’industrie de la pornographie, il ne faut pas non plus éclipser les problèmes qui nécrosent encore et toujours ce système. Si les productions indépendantes de pornographie permettent une forme d’émancipation et une évolution des normes, elles n’entameront pas l’hégémonie des tubes et donc du tout gratuit tant que les consommateur·rice·s n’auront pas été vraiment sensibilisé·e·s à ces questions et au fait que la produire la pornographie est un métier et que par conséquent les productions méritent rétribution. De plus, même si on observe depuis quelques années une certaine amélioration suite à un changement de politique des tubes, les vidéos piratées sont encore bien trop nombreuses et accessibles.
Les sexcams elles aussi ne sont pas dénuées de problèmes. En effet, même si les expériences heureuses et émancipatrices sont nombreuses, une majorité de camgirls sont en fait des personnes enchaînant les sessions pour gagner une misère dans des pays défavorisés, parfois obligées de travailler à plusieurs dans des espaces exigus. On assiste par ce modèle à une espèce d’ubérisation du travail d’acteur ou d’actrice porno au niveau mondial. Et même dans les expériences heureuses, il arrive qu’au final on n’atteigne pas une réelle émancipation car on finit par plutôt chercher une forme de validation de nos pratiques par un public qui est constitué, pour son écrasante majorité, d’hommes hétérosexuels. On peut aussi finir par aborder son corps uniquement comme un objet sexuel et donc faire tout le contraire de l’émancipation mise en avant plus haut.
En définitive, le monde de la pornographie est actuellement en grande mutation, les idées fleurissent un peu partout pour le rendre plus inclusif, plus juste envers les personnes impliquées et vecteur d’émancipation, d’un côté comme de l’autre de l’écran. Le futur de la pornographie n’est donc plus vraiment entre les mains des seul·e·s créateur·rice·s car la balle est maintenant dans le camp des consommanteur·rice·s. Et n’oublions pas que la pornographie s’inscrit dans un vaste monde culturel : “quand on voit certaines scènes de François Ozon, on doit bien se dire que le porno ne changera pas tant que le reste de la production artistique ne changera pas”, comme le conclut Sarah de Vicomte.