Il est bien difficile de rendre compte d’une performance conçue pour être non seulement vue et entendue en live, mais surtout vécue de l’intérieur au sein d’une salle obscure et close. C’est le cas du Circaète, performance difficilement définissable tellement elle revêt de qualificatifs.
Le site du PULP Festival, qui s’est déroulé à La Ferme du Buisson à Noisiel du 21 au 23 avril 2017, la présente ainsi : “mêlant théâtre, musique live, bande dessinée et vidéo, cette création rock revient sur l’expérience du narrateur, en Lorraine, appelé parmi les appelés du service militaire. Il est question d’inertie collective, de résignation, mais aussi de la famille. Avec un humour glacial, ce spectacle nous embarque dans le monde où l’on fabrique des hommes qui marchent au pas. Ou pas”.
Heureusement, il reste toujours quelques valeurs sûres sur lesquelles s’appuyer pour essayer de rendre compte à un·e lect·eur·rice d’une expérience à laquelle iel n’a pas assisté : la description objective de l’objet étudié, et la transmission subjective de ce qu’il a déclenché de torrents d’émotions. Tentons donc l’impossible.
L’adaptation en spectacle d’une bande dessinée : bien plus qu’une simple transposition d’un support à un autre
Parlons d’abord de la forme adoptée : Le Circaète est un spectacle tiré de la bande dessinée Presque de Manu Larcenet, auteur très connu dans le milieu, notamment pour son travail chez le magazine Fluide glacial, sa très acclamée BD Blast ou le personnage de Pedro le coati. Son dessin, pétri de la tradition franco-belge, est esthétiquement déroutant et souvent très sombre. Il se déploie dans toute son intensité à l’occasion de l’histoire qui nous est racontée. La mise en scène choisie ici ne se contente pas de nous présenter un simple transfert de certaines images de la BD sur une scène avec accompagnement musical ; en cela, il ne s’agit pas d’une simple adaptation.
Il faut essayer de se représenter la mise en espace : en face de quelques rangées de gradins, tous proches pour pouvoir mieux happer l’esprit et le corps du spectateur et de la spectatrice, de grands panneaux blancs s’élèvent jusqu’au plafond. Entre les interstices qui les séparent, on devine en face une scène blanche, simple élévation du sol, sur laquelle trône une batterie, et à gauche, une basse entourée d’enceintes. Trois act·eur·rice·s-personnages qui joueront de leur statut flou tout le long restent attachés à leur instrument ou se déplacent librement sur scène.
Dès les premières images, toute la structure s’anime : les panneaux, coulissants, voient défiler des images en noir et blanc issues de la bande dessinée, alternativement pour planter un décor en fond de la narration ou pour concentrer l’action animée sur laquelle les yeux se rivent. La musique, ou plutôt le rythme vibrant créé par le duo batterie-basse, et surtout l’intonation marquée de la voix de la narratrice, prend lentement le pas sur le silence respectueux qui accompagnait l’écoute de l’histoire. Si les spectateurs demeuraient au début immobiles et attentifs d’eux-mêmes pour mieux entendre, l’accélération saccadée du rythme finit par prendre le pas sur la réception rationnelle et maîtrisée du message : on ne se laisse plus porter par les coups agressifs des baguettes sur les caisses tendues, on subit leur dissonance tyrannique qui dialogue avec les invectives de la voix qui nous raconte, aux prises avec celle du narrateur qu’elle tutoie, et qui nous dit tout. Tout : le stress, la peur, l’angoisse.
Une expérience qui prend littéralement aux tripes : transmettre un message brutal et efficace
En effet, le sujet est bel et bien ce traumatisme qu’a constitué le service militaire du narrateur et personnage principal. Tour à tour incarné par une pauvre petite
chose schématique aux airs de Caliméro, puis par un personnage aux traits hachés et brouillés confondus avec les aplats de blanc et noir très contrastés, celui-ci raconte sa trouille, même dans un environnement objectivement sécurisé puisque tout son service se passera seulement dans une caserne, bien loin des conflits et risques de mort réels. Mais voilà : l’atmosphère fait tout ; les brimades, les insultes, les gueulantes des supérieurs, la discipline éreintante, et surtout, surtout, l’attente, insupportable, plus fatigante encore que l’action. C’est à la fin de ce service militaire insupportable, insoutenable, qu’est atteint le point culminant, véritable paroxysme qui fait battre à l’unisson la batterie, le récit martelé, et le sang dans la poitrine de tou·te·s ce·lles·ux présent·e·s.
Le personnage n’a jamais voulu y aller, lui. On lui a jamais dit ce qui allait se passer à lui, juste que ça serait vite terminé, seulement un mauvais moment à passer. C’est ce que lui a répété sa mère, surtout la fois où il est rentré terrorisé en permission, et où, traité de mauviette, il a perdu ce repère de sécurité. À son retour, il n’a jamais plus été le même.
Il n’a jamais connu la vraie guerre, finalement. Et le spectateur, bien loin de ces obligations citoyennes d’un autre temps, ne la voit aussi qu’à la télévision. Mais, tout comme le personnage, on est impacté presque au même point que si on y avait été : le son assourdissant qui traduisait l’angoisse du personnage en a fait naître une profonde et corrosive, insupportable au point qu’on ne sait plus discerner la douleur due au volume assourdissant de celle de la tension qui nous noue les entrailles. On est dedans, dans la situation d’épouvante sous insomnie forcée, dans la tête du pauvre hère qui finalement aurait pu être n’importe le·la·quel·le d’entre nous, piégé dans ce système oppressif et violent.
Tel le rapace auquel il emprunte son nom, Le Circaète fond brutalement sur l·e·a spectat·eur·rice une fois sa proie repérée et ne l·e·a laissera s’enfuir, haletant·e et désagréablement ému·e, qu’une fois le temps de la représentation achevé. C’est un spectacle à voir, à ressentir, à éprouver, et qui ne laissera pas indemne. Une brillante réussite d’utilisation hybride de différents médias, qui nous rappelle que la bande dessinée, par le discours verbal et pictural, mérite bien mieux que de rester tranquillement perchée dans une bibliothèque inutilisée.