MUSIQUE

Alt-J et la sensualité : la harangue du bout de la langue

Sur YouTube, les cœurs sont fébriles, les oreilles et les yeux aux aguets et déjà remplis des images et des sons grésillants des clips de In Cold Blood et 3WW connus par coeur à force de visionnage : ça y est, Relaxer, troisième album très attendu d’Alt-J, est sorti.

À l’occasion de cet événement pour les fans de ce groupe polymorphe, parlons un peu de sa musique : inclassable, graphique, douce-amère, évocatrice… Les qualificatifs en effet ne manquent pas pour décrire les tonalités toujours changeantes de leurs chansons. Ce rock indépendant et alternatif qui cherche sans cesse à déborder les cases peut-il vraiment se laisser enfermer dans un seul de ses aspects ?

Konbini a posté récemment un article à l’occasion de la sortie de In Cold Blood, l’une des chansons du prochain album encore tant attendu à l’époque. Si cette nouvelle est bien sûr très excitante pour tout un ensemble de fans de la première heure, il semble peut-être assez déplacé de parler d'”orgasme” à son sujet, ce qui constitue le fil conducteur de l’article, et ce dès le titre aguicheur. Leur musique, parfois très graphique et descriptive dans ses paroles, serait un moyen d’accéder directement à une jouissance toute sexuelle et charnelle et ce grâce à des sonorités et des paroles aguicheuses. Si cet aspect est présenté positivement, peut-on vraiment ranger Alt-J dans la même catégorie conspuée des détracteurs du jazz qui voyaient cette musique comme un encouragement condamnable au sexe hors-mariage ?

Une exhortation au péché originel, vraiment ?

Certes, à travers ses nombreuses expérimentations toujours articulées à des tonalités languissantes et des paroles que l’on pourrait penser explicitement érotiques hors de tout contexte, le groupe véhicule à travers le flux de ses mélodies insistantes et dédoublées une tendance à l’exaltation sensuelle faisant appel à tous nos sens. De l’ouïe ravie par l’harmonie qui se dégage des multiples voix de The Gospel of John Hurt à la vue de plus en plus stimulée par les effets visuels épileptiques des deux dernières vidéos de 2017, Alt-J réussit souvent l’exploit de traverser la peau de l’auditeur et de mettre tous ses nerfs en alerte par les frissons provoqués par le sens de Taro ou de Matilda. Ainsi Every Other Freckle, citée justement par l’auteure, traite largement de tous les aspects du goût et de son ambiguïté, le ton se faisant tour à tour jovial, menaçant ou langoureux selon l’interprétation de l’auditeur.

Il ne suffit pas de quelques paroles sorties de leur contexte, et surtout transcrites et extirpées de leur sens musical premier, pour ranger l’œuvre d’Alt-J dans la boîte des groupes “hipster” devenus populaires car provocants et graphiques. Certes, se concentrer sur elles et notamment sur Every Other Freckle, cette fameuse chanson qui appelle le plus à l’abandon de l’esprit dans les sensations corporelles lorsqu’elle parle de toucher, goûter, lécher l’être aimé dans une adoration portée jusqu’à la dévoration, n’aide pas à dépasser ce que l’on peut y voir de “hautement érotique”. Mais il s’agirait peut-être ici de distinguer le purement sexuel du sensuel. L’auteure parle de “plaidoyer pour le désir” à présent “central”, citation de fans impatients à l’appui. On connaît internet lieu par excellence de l’exagération absurde, des réactions extrêmes, de l’humour appuyé. On ne peut nier cependant une certaine dimension jouissive de cette musique qui caresse les oreilles et excite l’esprit – mais certainement pas à la manière d’un film pornographique.

En effet, mieux, certainement, qu’une basse excitation charnelle que l’on pourrait reprocher à la plupart des chansons répétitives et commerciales qui passent en boucle à la radio aujourd’hui, leurs chansons provoquent un autre type d’exaltation, plus général, voire plus spirituel. Il ne s’agit pas que de stimuli savamment agencés pour accrocher instantanément, mais d’un plaisir renouvelé par des écoutes successives et toujours neuves tant il y a tant à percevoir derrière les harmonies de la musique – comme les deux autres voix des musiciens qui se mêlent subtilement à certains chœurs. Alt-J en appelle pleinement à nos sens, mais pas à la manière d’un objet pornographique à savourer, à consommer, puis à oublier. Tout en finesse et en légèreté, les chansons du groupe peuvent très certainement être qualifiées d’érotiques, de sensuelles. En aucun cas d’explicitement sexuelles – là où, dans un autre registre, le groupe de glam metal américain Steel Panther use et abuse de métaphores dont le sens est loin d’être équivoque.

Une célébration du plaisir charnel, seulement ?

Mais voilà : impossible aussi de réduire les chansons d’Alt-J à cette interprétation de surface. L’histoire du groupe et de son nom l’indique clairement : premièrement nommé “Films”, à cause des inspirations qui ont commandé l’écriture de certaines chansons dont Léon ou Matilda, hommages explicites à l’histoire et aux répliques du film éponyme de Luc Besson, Alt-J n’a cependant pas abandonné ses ancrages culturels avec son premier nom. Au contraire, ses trois membres ne cessent de répéter que leur inspiration provient essentiellement des produits de la pop culture, mais aussi de l’histoire ou de faits divers.

S’il fallait trouver les exemples les plus significatifs, il suffirait d’écouter ce que nous disent les paroles de Taro, par exemple, qui racontent l’histoire de la mort du photographe de guerre Robert Capa et célèbrent sa relation avec Gerda Taro qui exerçait la même profession dangereuse. Tout d’un coup, les sonorités légères et gaies prennent un tournant plus grave dès que l’on y prête attention, et l’on finit par comprendre les subtiles notes de mélancolies perçues ici et là. Dans ses clips aussi, Alt-J joue avec de multiples niveaux de référence, à l’image de l’univers de Tessellate, étalé sur un seul plan comme une copie modernisée du tableau de Raphaël, L’Ecole d’Athènes.

L’Ecole d’Athènes, célèbre tableau de Raphaël

 

Un encouragement à de multiples interprétations

Mêlant ainsi souvent plusieurs niveaux de sens, grâce à la démultiplication des supports et aux combinaisons d’effets créés, certaines chansons demeurent des mystères pour les fans les plus acharnés.

Il n’y a qu’à aller faire un tour sur le site Genius.com, où chacun peut transcrire et partager avec d’autres ce qu’il a compris de toute production musicale, pour constater les divergences entre leurs interprétations. Une fois repéré un des indices cachés, qui fait souvent basculer la chanson entière dans une autre dimension, il devient difficile de trancher entre les sens différents qui en découlent. Prenez les phrases en français qui ponctuent certains des couplets du groupe britannique : une fois entendues les citations de Musset dans Hunger of the Pine ou Taro, impossible de les ignorer, ainsi que leur origine mystique ou crue, qui respectivement élèvent et ramènent sur terre la signification de chaque chanson. Le résultat est un genre de mélange étrangement harmonieux et adéquat de tonalités morbides, religieuses ou douces, et toujours poignantes. Comme il y a plusieurs sens, mais aussi plusieurs supports, il y a plusieurs manières de comprendre et d’apprécier leur musique.

L’exemple qui apparaît comme le plus frappant une fois isolé est la métaphore à peine déguisée que l’auteure de l’article sur Konbini extrait de Fitzpleasure : ce “broom-shaped pleasure“, “plaisir en forme de balais”, semble bien en référer directement au sexe masculin et à l’acte sexuel, dans toute sa réalité la plus crue. Mais si cette chanson est ici dénoncé comme un appel à la copulation la plus vile, il faut rappeler qu’elle traite justement d’un viol dégradant, avec une délicatesse toute relative et ambivalente : l’acte n’est aucunement romancé par les paroles, car un viol ne doit pas être romancé. Le décalage avec des sonorités plutôt mélodieuses par ailleurs joue évidemment sur l’ambiguïté du ton, peut-être pour rappeler que tout rapport sexuel non mutuellement consenti ne se déroule pas toujours dans la violence la plus évidente.

Tralala, personnage du film Last Exit to Brooklyn dont une scène a inspiré Fitzpleasure – © Neue Constantin Film

 

Si l’on doit aller plus loin dans la qualification de l’abandon à la musique, on pourrait parler de transe, bien plus élevée et exaltante que la simple satisfaction sexuelle et empreinte de la vulgarité accolée au péché originel que semble nous proposer cet article, qui résume leur musique à l’un de ses aspects porté à l’extrême et, sollicité jusqu’à son épuisement, en laisse retomber tout l’effet une fois la jouissance atteinte. Elle nous offrirait une expérience plutôt transcendante qu’immanente, qui nous ramène moins à l’individualité particulière de nos sensations corporelles ordinaires qu’elle ne nous porte à travers elle à la communion avec un ailleurs. Il ne s’agit plus d’une fuite mais bien d’un ancrage, comme une méditation qui travaille sur la conscience de l’ici et du maintenant. Dans une interview, les membres d’Alt-J avouaient eux-même qu’ils avaient un faible pour ces spectateurs aperçus en transe, yeux mi-clos et appréciant leur musique dans les vibrations les plus intimes de leur être – plutôt que pour les hystériques, même ravis de les voir.

La musique d’Alt-J a cet avantage de pouvoir parler différemment à chacun, mais surtout ne manque jamais d’exacerber plus encore la curiosité de l’auditeur le plus aventurier. A travers ses multiples références chantées, jouées, filmées, ancrées dans la culture populaire mais aussi classique, le groupe parvient à tout transformer en poésie chantée, ce carmen des origines qui appelle un déchiffrage permanent et dont le vrai sens reste accessible dans l’écoute. Si la résolution d’un de ses mystères peut prendre une dimension orgasmique, lui rendre justice consiste d’abord à reconnaître sa complexité et sa visée au-delà d’une seule jouissance mécanique et ponctuelle.

En attendant la sortie physique de ce très attendu troisième album, on vous souhaite donc bien du plaisir à vous (re)plonger dans les mystères d’Alt-J.

Aime la culture, TOUTE la culture, et l'anonymat. Pas facile d'en faire une biographie, dans ce cas. Rédactrice et Secrétaire de Rédaction pour Maze. Bonne lecture !

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