Si les deux premières saisons de Black Mirror – et l’épisode bonus Christmas Special – ont été produites et diffusées sur Channel 4, c’est au tour du géant américain Netflix de reprendre les rênes de la série d’anthologie britannique depuis 2016. Après un succès international à la fois public et critique, l’œuvre est toujours sous la plume incisive, caustique et visionnaire de son créateur, Charlie Brooker.
Allant de quarante à quatre-vingt-dix minutes, la série comptabilise en tout treize épisodes qui n’ont cessé de se réinventer tant sur le plan esthétique que thématique, et dont le fil rouge tisse une impressionnante mosaïque composée des différents aspects des dérives liées aux nouvelles technologies de demain. Si l’innovation de la série se tient dans son mélange ingénieux de la science-fiction d’anticipation à la satire sociale et politique, en passant par des genres horrifiques, le grand soin apporté aux protagonistes dont la psychologie et l’incarnation sont à saluer.
À contempler de près l’élaboration, la conception ainsi que l’intégration scénaristique et formelle de ces fameuses nouvelles technologies, il ne nous semble pas hyperbolique d’affirmer que Black Mirror possède les moyens de son ambition. Intelligence artificielle, société de spectacle, puce implantée sous la peau, réalité virtuelle, les réseaux sociaux, etc., le plus étonnant est de constater que la plupart de ces objets numériques existent déjà aujourd’hui. Encore loin des évolutions liées au perfectionnement et aux complexités structurelles toujours grandissantes, aliénantes – et donc totalisantes – que proposent la série, nous sommes en revanche, encore au stade du prototype de développement et de commercialisation à une échelle relativement « primitive ». Néanmoins, si l’on prend en compte le facteur pilier de la vitesse à laquelle notre société contemporaine est confrontée par la même occasion qu’elle la nourrit, telle une prophétie chaotique, ces catastrophes généralisées ne semblent finalement plus si loin de nous. Si tous les épisodes racontent et mettent en scène un futur déshumanisé, terrible et glaçant, l’épisode 4 de la saison 3 semble déroger à la règle du paradigme dystopique. Penchons-nous sur le cas de San Junipero.
Signée par Owen Harris, qui a notamment réalisé des épisodes de The Misfits, la mise en scène délicate, propre et léchée fait une belle place aux nombreux décors, styles vestimentaires et coiffures, allant des années 80 aux 2000, passant des néons, paillettes et perfectos aux télévisions cathodiques et le tube Can’t get you out of my head de Kylie Minogue. Dans l’épisode, on retrouve deux jeunes femmes, une introvertie, Yorkie (la superbe Mackenzie Davis), et une extravertie, Kelly (la non moins géniale Gugu Mbatha-Raw) liées par une rencontre hasardeuse (l’est-elle vraiment ?) qui se transformera en une histoire d’amour. Émouvante, énigmatique et enivrante, la bande originale composée par Clint Mansell est constituée de motifs répétitifs qui soulignent la boucle narrative des différentes strates temporelles et spatiales dont Yorkie et Kelly ne cessent de parcourir, de flâner, de s’échapper et de rattraper un présent commun.
Ce n’est qu’au bout de la moitié de l’épisode que la réalité de ce premier présent commun nous est révélée. San Junipero est un programme de réalité virtuelle, se présentant comme un paradis artificiel proposé aux personnes en fin de vie, avant de leur laisser le choix d’y « emménager » définitivement ou non à leur mort biologique. Cette histoire d’amour possède l’habilité et l’intelligence de loger en son sein un brillant concept posant des questions éthiques et philosophiques concernant l’être et le néant, le matériel et le spirituel, l’organique et le numérique. Le réel vaut-il le coup d’être vécu s’il est fait d’éclat et de boue, de grandeur et de finitude ? Cette conscience du soi d’être à la fois vivant pour un temps et mortel pour toujours n’est-elle pas trop difficile à (sup)porter ? Notre expérience humaine est-elle limitée à la souffrance de la pesanteur existentielle, ou y’a-t-il un moyen d’échapper au déterminisme biologique ?
L’été infini, la proximité avec la nature, le calme d’un côté, avec les villas aux bords de la plage, l’excitation de l’autre, avec les fêtes et les jeux, le programme de San Junipero est hautement alléchant. C’est le monde que choisissent nos deux héroïnes à l’échéance de leur vie biologique mutuelle. Si cette fin semble être un happy ending, c’est aussi le retour du pessimisme cher à la série. Car si tout paraît beau, lisse et parfait, c’est bien le mérite de l’artifice. N’oublions pas que s’il y a une chose importante – si ce n’est primordial – que le concept du programme numérique et virtuel exclut, c’est le défaut, le dysfonctionnement, bref, tous ces « détails » qui font la singularité de la vie.
La question est vaste et c’est la raison pourquoi nous vous laisserons méditer dessus suite à une citation de Stéphen LaBerge, psychophysiologiste américain et pionnier dans l’étude scientifique des rêves lucides : « Même si les évènements que nous percevons en rêve sont illusoires, nos émotions face à ces évènements sont réelles ».