« Non, non, rien n’a changé, tout, tout a continué ». Il y a quelques jours, la page Facebook de l’INA publiait sur son mur le fameux tube de Poppys. Annonce prémonitoire ou simple fait du hasard, il en reste qu’à l’issue de ce premier tour de l’élection présidentielle, ce refrain sonne différemment à nos oreilles.
Et pourtant. Avec la déliquescence progressive du Parti Socialiste, qui continue lentement mais sûrement sa descente vers des profondeurs abyssales, et l’élimination, à quelques points près, du candidat de la droite et du centre, le premier tour de cette élection présidentielle est déjà historique. Pour la première fois depuis 1958, aucun représentant des deux grands partis ne sera présent pour défendre ses couleurs au second tour. Pour la première fois, une femme pourrait accéder au statut de magistrat suprême de la République française ; sinon, ce serait un homme de 39 ans, soit le plus jeune depuis Louis Napoléon Bonaparte, élu à 40 ans en 1848. Une campagne présidentielle qui restera ancrée dans les mémoires, minée par les affaires et les scandales, par les trahisons en tous genres, marquée par une grande polarisation des votes et un rejet des partis historiques. Un vent de renouveau semble souffler sur la politique française et renvoyer au vestiaire les vieux dinosaures que sont le PS et LR avec la consécration de deux candidats « hors système ». Vraiment ?
Un second tour sans réelle surprise
Au fond, le deuxième tour opposant le candidat d’En Marche à la présidente du Front National est-il réellement une surprise ? Depuis quelques mois et l’éclatement du “Pénélopegate”, les deux protagonistes n’ont cessé de truster les deux places qualificatives pour le second tour du scrutin dans les intentions de vote. Marine Le Pen, forte de sa position de candidate anti-système, ne cesse de démontrer d’élection en élection que la stratégie de diabolisation du Front National mise en place depuis des années, en particulier par la gauche socialiste, n’a fait que renforcer son crédit « d’ennemie de l’oligarchie », ce malgré son statut d’héritière multi-millionaire et son implication dans différents scandales de corruption. La voir arriver au second tour n’a choqué personne, loin de là. Mieux encore – ou pire, d’ailleurs – certains arrivent à se satisfaire que le parti d’extrême-droite ne pointe « que » en deuxième position derrière le candidat libéral Emmanuel Macron.
Au contraire, la belle surprise pour la gauche représente également sa plus grosse déception, le candidat de la France insoumise, Jean-Luc Mélenchon, pointant à la quatrième place à quelques points seulement du duo cité plus haut. Encore une fois, aurait-on imaginé il y a quelques mois qu’il puisse changer la donne au point de s’inviter dans le sprint final et ne loupe que de quelques points l’accès au second tour ? Grâce à l’espoir formulé par sa campagne, lui qui a su s’imposer comme le premier candidat des gauches, profitant du délitement du PS acquis en grande partie à l’idéologie néolibérale prônée par le candidat d’En Marche, il a su retrouver des voix chez les jeunes et chez les classes populaires, de plus en plus acquis à la cause de la candidate frontiste. En basant son programme sur une économie sociale et solidaire, il a su rassembler des électeurs dépités par le virage néolibéral entrepris par le parti de Solférino, en particulier chez les ouvriers et les chômeurs dont le vote en faveur de la candidate du Front National a considérablement baissé au profit du candidat de la France insoumise.
La première victime en est Benoît Hamon, handicapé par la lourde étiquette du Parti Socialiste, coincé entre le monstre de personnalité qu’est Jean-Luc Mélenchon, et le jeune et dynamique Emmanuel Macron qui a su séduire près d’un quart des Français en ayant laissé à Benoit Hamon la lourde tâche d’assumer le fardeau d’un quinquennat désastreux. François Fillon, quant à lui, s’il a subi de plein fouet les scandales qui ont rythmé ses derniers mois de campagne et qu’il est d’ores et déjà la cible d’attaques de toutes parts de sa famille politique, est resté un candidat crédible à la course à la présidentielle jusque dans les derniers instants, en se fondant sur une base militante acquise à sa cause qui est allée jusqu’à dénoncer un acharnement de la justice à l’encontre de l’ancien Premier Ministre.
Quant aux dénommés « petits candidats » – aussi condescendant que cela soit – aucune grosse surprise si ce n’est un vote non négligeable en faveur de Nicolas Dupont-Aignan qui aura su rappeler à diverses reprises l’influence néfaste de l’oligarchie médiatique dans le déroulement de la campagne.
Élection historique donc ? Certainement. Ce scrutin est l’illustration paroxystique de la crise de représentation du système politique français avec le rejet dès le premier tour des deux candidats des deux grands partis de la Ve République. Pour autant, ce premier tour n’aura finalement apporté aucune surprise si ce n’est une certaine propension au sado-masochisme de certains électeurs français, critiquant ouvertement la politique économique du gouvernement sortant et mettant en tête de gondole un de ses principaux instigateurs. En revanche, les résultats de ce premier tour, s’ils apportent des leçons et confirment certaines tendances, n’apportent pas plus d’éclairages sur la suite des événements.
Le vote utile, grande star de ce scrutin
Placardé en une des journaux, principal sujet de débat jusqu’à la veille de l’élection et facteur de doute dans l’isoloir pour certains électeurs, le concept de « vote utile » aura été au centre de ce premier tour. Indispensable pour certains afin d’éviter un second tour opposant François Fillon à Marine Le Pen, anti-démocratique et instrument de manipulation par l’oligarchie médiatique pour d’autres, il est un prisme qu’il ne faut négliger afin d’analyser les résultats de ce premier tour. Benoît Hamon, si l’on peut critiquer à de nombreux égards sa campagne dans laquelle il n’a semblé à aucun moment tenter de redresser la barre, en reste la principale victime, au profit d’Emmanuel Macron, et à certains égards de Jean-Luc Mélenchon. Il demeure que cette stratégie de vote a relancé le débat sur l’importance des sondages et leur influence sur une potentielle prophétie auto-réalisatrice retrouvée dans le vote pour Emmanuel Macron. Ce vote a également renié un principe moteur de la démocratie qu’est le vote de conviction en incitant un bon nombre d’électeurs à mettre de côté leur préférence politique pour faire barrage à l’extrême-droite. Aujourd’hui, cela a contribué à instaurer une ambiance délétère, alors que certains militants de la France insoumise, dont la déception est compréhensible, ont malheureusement oublié que la politique n’est pas qu’une histoire de calcul en rejetant la faute sur les électeurs de Benoît Hamon qui auraient dû se joindre à Jean-Luc Mélenchon.
La dimension importante prise par cette stratégie de vote est un nouveau reflet de la critique du système représentatif français et de la volonté de nombreux électeurs d’évoluer vers un système proportionnel plus représentatif de la voix du peuple. D’autant plus qu’alors que le scrutin uninominal à deux tours a longtemps été un garde-fous pour les deux principaux partis, leur permettant d’assurer le partage du pouvoir pendant près de cinquante ans, les voilà rejetés par un système par qui ils ont tant de temps été protégés. Ce qui, paradoxalement, montre que le bipartisme n’est pas inamovible, comme l’Espagne l’a souligné depuis quelques années par exemple.
D’autre part, il semblerait que les sondages, tant décriés pour leur influence néfaste sur le vote que pour leur exceptionnelle propension à se planter littéralement au cours des derniers mois, ne se soient pour une fois pas tant éloignés des résultats réels à l’issue du premier tour. Une exception tout de même, loin d’être négligeable, porte sur l’abstention, qu’on aurait cru bien plus conséquente. En revanche, une grande inconnue du second tour porte justement sur les abstentionnistes et le vote blanc, en particulier chez les électeurs de la France insoumise qui s’appuient sur Orwell pour qui le néolibéralisme n’est qu’une autre forme de fascisme. Si l’élection de Marine Le Pen due à une très forte abstention d’une partie des électeurs de gauche, voire à leur ralliement à la candidate frontiste, aurait sûrement des conséquences néfastes pour la France, il convient de ne pas négliger cette composante, ni de ridiculiser l’opinion de ces votants. Le programme du candidat insoumis étant fortement fondé sur son opposition au néolibéralisme et à sa défense d’une économie interventionniste, un refus majeur de ses militants de se rallier au candidat d’En Marche est tout à fait envisageable et rend le second tour un peu plus indécis que ce que l’on pourrait penser. Alors qu’émergent sur les réseaux sociaux les hashtags #SansMoiLe7Mai, il s’agit de ne pas perdre des yeux qu’une partie de l’électorat de Jean-Luc Mélenchon, en particulier celui issu des classes populaires, pourrait avoir du mal à choisir entre le programme libéral prôné par Emmanuel Macron et le nationalisme exacerbé de Marine Le Pen.
Enfin, ce premier tour aura également souligné l’inutilité du système de primaires pompé sur le « leader du monde libre ». Censée légitimer le candidat élu à l’issue du vote, cette importation venue tout droit des Etats-Unis aura autant fait parler qu’elle aura prouvé son inefficacité à rassembler une faction politique derrière un même candidat, les diverses trahisons du Parti socialiste à l’égard du candidat de la Belle Alliance Populaire n’aidant en rien. Au contraire, trois des quatre candidats à avoir lutté pour accéder au second tour ont refusé ce système.
Une incertitude toujours au premier plan
Aussi historique soit-elle de par l’affirmation d’un rejet du bipartisme dans les urnes, cette élection n’aura pour autant provoqué aucune surprise et confirmé des tendances majeures de ces derniers mois. Les deux grands partis historiques de la Ve ont implosé, laissant place à des candidats se voulant porteurs d’un projet nouveau, reprenant à leur compte la rhétorique anti-système plébiscitée ces derniers mois. Bien que la percée inattendue de Jean-Luc Mélenchon ait redonné du baume au coeur à un certain nombres d’électeurs de gauche, l’issue de ce premier scrutin ne fait que confirmer les tendances de ces derniers mois, voire de ces dernières années en ce qui concerne le Front National.
Le délaissement des classes populaires par le Parti Socialiste aura largement profité à la candidate de l’extrême-droite, et ce malgré un retour en force du candidat insoumis. François Fillon, trempé dans de nombreux scandales, est maintenant la cible d’attaques vindicatives de son propre camp, mais garde cependant un électorat fidèle qui a failli le porter au second tour. Benoît Hamon, seul contre tous, n’a su se détacher du lourd fardeau imposé par l’étiquette PS. Emmanuel Macron enfin, bien aidé par la conjoncture actuelle, a cependant réussi à rencontrer les faveurs de la majorité des Français en ne partant d’aucune base électorale et en allant chercher des soutiens là où il le pouvait.
A l’approche du second tour et des élections législatives tant redoutées, on peut dire que cette élection est historique pour toutes les raisons énoncées et que son impact sur la durée de vie des institutions de la Ve République sera prééminent. Cependant, entre libéralisme et nationalisme, le flou artistique qui entoure les cinq prochaines années est quelque chose qui n’a absolument pas changé.