SOCIÉTÉ

Médias : Mars écarte (encore) Vénus du système

À l’occasion de la Journée Internationale des droits des Femmes le 8 mars, l’ONU Femmes a annoncé centrer la manifestation sur le monde professionnel à travers le thème « les femmes dans un monde du travail en évolution : une planète 50-50 d’ici 2030 ». C’est en effet loin d’être le cas en France : en automne dernier, le mouvement #07Novembre16h34 appelait les femmes à arrêter de travailler à cette heure précise, seuil symbolique de différence de rémunération entre les hommes et les femmes de même qualification. Qu’en est-il dans le secteur du journalisme ? Est-ce que visibilité et égalité sont respectées dans les médias d’information ? Marie-Christine Lipani, spécialiste de la place des femmes dans les médias, a accepté de répondre à nos questions.



« Les femmes ont fait leur place »

Les visages d’Elise Lucet, Léa Salamé, Ruth Elkrief, les voix de Nicole Ferroni ou Charline Vanhoenacker, les prix Albert Londres 2016 de Claire Meynal et Sylvie Cardinal-Nivelle… sont-ils les preuves d’un progressisme général ou le sommet émergé d’un iceberg d’inégalités qui continue malgré tout à toucher le fond ? Le marché de l’information est confronté aujourd’hui à la révolution numérique et aux retombées de la crise des subprimes de 2008. Tout cela dans un contexte d’autonomisation économique des femmes. Le milieu du journalisme n’échappe pas à cette nouvelle donne. Selon la sociologue, « plus aucun secteur professionnel, en termes de rubricage, n’est interdit aux femmes : il y a des femmes en politique, il y a des femmes dans le sport, il y a des femmes dans le grand reportage, il y a des femmes récompensées du prix Albert Londres ».

La féminisation de la profession est continue. En 2000, les demandes de carte de presse pour les femmes représentaient 40 %. En 2016, la demande atteint 46 %. La présence féminine est de 48 % des effectifs en presse écrite, 43 % en radio et en agence de presse, 41 % en télévision, selon les chiffres de 2014 (données CCIJP de 2017). Et le nombre d’étudiantes en journalisme est également en augmentation, lorsque l’on regarde le nombre des inscriptions aux concours, ou la part des femmes dans les étudiants sortants des écoles (d’après François Simon, actuel directeur de l’IJBA). Même les bastions masculins tels que le journalisme politique, sportif ou le grand reportage se sont féminisés depuis quelques décennies.

Les femmes peuvent être journalistes sans préjugés de la société : « Aujourd’hui, une femme qui se présente quelque part, en tant que journaliste pour faire une interview, ne se fait pas jeter. J’ai été journaliste politique et interviewé tous les plus grands politiques de ma génération (…) j’ai eu la chance d’interviewer des gens comme Jacques Chirac ou François Mitterrand … Jamais on ne m’a dit “je ne vous répondrai pas parce que vous êtes une femme” », assure Marie-Christine Lipani.

Un plafond de verre latent

Pourtant, lorsque l’on regarde la répartition des postes, les femmes sont moins « sur le terrain » que les hommes, et plus nombreuses en bureau. Au sein d’une rédaction en presse quotidienne régionale, les postes de desk à heures fixes, pour effectuer de la correction et de la révision de prépublication, sont très largement occupés par les femmes. « Dans la presse comme ailleurs, il y a des femmes qui choisissent d’être à des postes avec des horaires fixes plutôt que d’être JRI (Journaliste reporter d’image, ndlr) ou cheffe d’agence parce que là c’est très prenant et c’est incompatible avec la vie de famille. Mais je ne dis pas que c’est impossible ! ».

Comparaison du nombre de journaliste par métier et par sexe en 2014

Observatoire des métiers de la presse, CCIJP

Si les femmes journalistes tentent par ces postes de desk de compartimenter vie de famille et vie professionnelle, elles subissent en fait une double « charge mentale » selon l’expression de la sociologue Monique Haicault. Poids supplémentaire qui n’est toujours pas reconnu par la société, et que dénonce ONU Femmes et les organisations féministes. Le mauvais partage des tâches au sein du foyer est souvent cause d’autocensure ou d’auto-affectation chez les femmes journalistes, comme dans d’autres milieux professionnels. Marie-Christine Lipani constate aussi que les secteurs au traditionnel « entre-soi masculin », et historiquement créés sous les Troisième et Quatrième Républiques restreignent plus facilement l’accès aux femmes aux fonctions de direction : « Plus on monte dans la hiérarchie, plus il y a quand même un certain milieu de la presse, notamment la presse quotidienne régionale, où il y a un plafond de verre (…) il y a effectivement beaucoup de femmes journalistes, mais la plupart des journaux régionaux sont dirigés par des hommes. » Son étude sur la place des femmes en presse quotidienne régionale doit être publiée sous peu.

“Les médias ne sont pas plus sexistes que d’autres secteurs.”

Sexisme ? « Cela existe toujours, le sexisme. Mais ce n’est pas propre aux médias. Les médias ne sont pas plus sexistes que d’autres secteurs ». Une tribune du 04 mai 2015 dans le quotidien Libération, signée par quarante journalistes « Nous, femmes journalistes en politique » dénonce clairement le sexisme à travers un autre secteur, la vie politique. Et du côté de la rémunération ? À l’échelle mondiale, l’écart de salaire entre un homme et une femme se situe à 24 %, selon ONU Femmes. Entre 2000 et 2014, malgré une augmentation du revenu de 6 % chez les femmes, celles-ci sont toujours moins payées que les hommes. En temps plein ou temps partiel, les confrères masculins touchent en moyenne jusqu’à trois cents euros de plus. Cent euros pour les pigistes.

C’est malheureusement un cas d’école sociologique : « Étudier la place de la femme dans la société, c’est un regard sociologique qui doit s’appuyer sur la sociologie du travail. Mais il y a une chose qui est révélatrice, c’est que les femmes sont souvent plus diplômées que les hommes mais quand même dans les postes de direction, tous secteurs confondus, il y a un plafond de verre qui existe encore. Parce que ce plafond de verre, peut-être qu’il est construit par des milieux des « entre-soi » masculins, qu’il est construit par la discrimination de fait parce que les femmes sont en charge de la famille, peut-être qu’il y a des femmes elles-mêmes qui s’interdisent telle carrière (…). Dans les textes il y a une égalité formelle, dans la vie réelle, l’égalité n’est pas là à 100 % ».

Marie-Christine Lipani

Crédits : expertes.eu

Représentation médiatique : la norme de la subordination ?

Le cœur et la raison de cette discrimination sont pourtant ailleurs : « Savoir si les femmes journalistes peuvent exercer leur métier sans être agressées de manière sexiste ou misogyne, oui c’est important. En revanche, ce qui me paraît encore plus important, c’est l’image de “la Femme” donnée par les médias. Parce que les médias sont des vecteurs de normes et de modèles. Et quand on donne dans les médias l’image d’une femme toujours cantonnée à des rôles secondaires, là il y a une part de responsabilité des médias. »

Les médias, d’après Francis Balle, sont « des techniques, et elles valent seulement par l’usage qui en est fait (…) ». Malgré tout, la figure « secondaire » de la Femme est retranscrite dans les rôles que les médias lui accordent : lors d’un micro-trottoir, la jeune passante ; lors d’un reportage, l’assistante, la subordonnée, l’infirmière, la secrétaire ; Lors d’une émission, la présentatrice, très rarement l’experte. C’est comme si la réalité des métiers était restreinte à cette mise en scène. Une étude de cas particulièrement flagrante, selon Marie-Christine Lipani : « Il faut sortir de l’assignation de genre. La question importante qu’on doit se poser quand on s’intéresse à la place de la femme dans les médias, ce n’est pas simplement regarder les femmes qui exercent le journalisme, c’est de regarder comment les médias parlent des femmes et des hommes. Qu’on le veuille ou non, les médias diffusent des modèles et des normes qui sont intégrés par les téléspectateurs et les spectateurs. »

La logique commerciale supplante la visibilité : seulement 20 % des experts sollicités par les chaînes françaises sont des femmes. Mme Lipani a participé à la journée « Les Expertes à la Une » organisée le 5 décembre 2016 par TF1 et LCI, et a poussé un « coup de gueule » sur le site de l’association féministe Médiactuelles dont elle est présidente pour dénoncer le laxisme dont font preuve les directions des chaînes. « Nous avons été reçues par les PDG de TF1 et de LCI qui nous ont dit « nous allons nous battre pour qu’il y ait de plus en plus d’expertes sur nos plateaux télévision ». Hallelujah ! Maintenant il faut voir comment ça va se passer. Sauf que pour TF1, les expertes sont uniquement parisiennes et bien connues. Pas les expertes de provinces. Après il y a toujours d’autres discriminations qui se rajoutent ». La carte de visite déposée dans l’urne à TF1 n’a toujours pas servi.

Les femmes passeraient par une image systématiquement « érotisée », quelle que soit la fonction qu’elles occupent : présentatrice, experte, engagée politiquement… dans une optique de politique commerciale : « pour les médias, on va choisir quelqu’un qui va faire le buzz ». À l’image de la double page du magazine Paris Match sur les « jambes inédites » des journalistes de BFM TV (NouvellesNews, 8 avril 2016), les questions déplacées des journalistes sur la coiffure de candidates politiques (Nathalie Kosciuszko-Morizet, 6 novembre 2013), les stéréotypes de la femme-potiche voire de l’objet sexuel dans les émissions de télé-réalité (Les Anges, Confessions Intimes, etc.). « Il ne faut pas dire que l’image de la femme-potiche disparaît ! J’ai même l’impression qu’elle est plus omniprésente que jamais ! »

À l’évidence, on est encore bien loin du 50-50 exigé par ONU Femmes pour 2030. « Il n’y a pas forcément de relation de cause à effet : ce n’est pas parce qu’il y a des femmes journalistes qu’un média sera moins sexiste ou diffusera une représentation plus juste de la femme et des hommes (…) Non l’image de la femme est constamment en agression, même s’il y a des femmes éditorialistes, même s’il y a des femmes qui présentent le 20h, même s’il y a des femmes prix Albert Londres, même s’il y a des femmes candidates (…) . Mais il y a des femmes qui se sont engagées pour qu’aujourd’hui de jeunes femmes comme vous puissent aller à l’université, puissent se marier, avoir un compte en banque sans autorisation du mari, puissent travailler sans l’autorisation de leurs maris. Il ne faut pas l’oublier. Ce n’est pas si vieux que ça, ça fait 60 ans. 60 ans. Non, je pense que pour la femme rien n’est acquis. Rien n’est gagné. ».


Marie-Christine LIPANI est :

Maître de conférences à l’Université Bordeaux Montaigne, sociologue chercheure en Sciences de l’Information et de la Communication au laboratoire MICA (Médias Informations Communications Arts) ;
Spécialiste de la place des femmes dans les médias ;
Directrice-adjointe de l’IJBA (Institut de Journalisme Bordeaux Aquitaine), journaliste ;
Présidente de l’association Médiactuelles (les Ateliers de l’Egalité), promotion de l’égalité professionnelle au sein des organisations de la société et des médias en particulier, ouvert à tous ;
Membre du projet Expertes.eu, qui participe à la visibilité des femmes dans l’espace public et les médias.

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