LITTÉRATURE

Apprendre à savourer le présent avec Grégoire Delacourt

« Emma, quarante ans, mariée, trois enfants, heureuse, croise le regard d’un homme dans une brasserie. Aussitôt, elle sait. » En lisant la quatrième de couverture de Danser au bord de l’abîme, le lecteur croit savoir. Ce sera une histoire d’adultère comme la littérature en raffole. Le lecteur pense à Emma Bovary, à Anna Karénine, et à toutes ces héroïnes et héros dont il a suivi les aventures passionnelles. Le lecteur a tort.

L’histoire d’adultère n’est que la partie visible de l’iceberg. En plongeant dans le roman, le lecteur s’enfonce dans les eaux profondes pour découvrir ce que cache Emma. Et il sait. Il sait que c’est bien plus que ce qu’il avait imaginé.

Le vertige de la liberté

Comment ne pas penser à l’héroïne de Flaubert en lisant les pensées d’Emmanuelle, que son entourage appelle Emma ? Elles partagent un prénom et une passion pour les histoires d’amour tragiques. Emma Bovary lit des romans à l’eau de rose. Emma aime l’opéra. Mais ce n’est pas une histoire d’amour qu’elle cherche. Elle le dit : « Je ne voulais pas d’un amant. Je voulais un vertige. » (p.29) Plus qu’à madame Bovary, Emma ressemble à Blanquette, la petite chèvre de Monsieur Seguin, dont les aventures racontées par Alphonse Daudet ponctuent le roman. Au delà du désir qui naît en elle en voyant un inconnu dans une brasserie, c’est la volonté de se sentir libre qui la pousse à tout quitter. Un puissant désir de liberté, pour lequel elle se jette dans la gueule du loup, comme Blanquette, qui sait très bien ce qui arrive aux chèvres qui s’aventurent hors de l’enclos de Monsieur Seguin. Mais l’attrait de la liberté vient justement de sa fragilité. On peut la perdre, et c’est pour ça qu’on la veut. Qu’on risque tout. Pour quelques heures de liberté, on pourrait donner sa vie. Comme Blanquette, qui, quand la nuit tombe, sait que c’est fini, « déjà ».

La beauté du présent

Quand Emma, enfant, entend l’histoire de Blanquette, elle est troublée par ce « déjà ». Avec un adverbe, elle comprend que le temps passe trop vite. Et que la vie ne lui résiste pas. La mort rôde autour d’elle et emporte vite son père, avant de tenter de lui enlever Olivier, son mari, qui survit au cancer. Cette épreuve a renforcé le lien qui unit Emma et son mari mais ça ne suffit pas. Le temps passe. Pour se sentir à nouveau vivante, Emma prend le risque de tout perdre. C’est en dansant sur un fil, au risque de trébucher et de tomber dans l’abîme, qu’elle se retrouve. Elle veut profiter de chaque instant car en une seconde, tout peut s’écrouler. Une seconde peut tout changer. Danser au bord de l’abîme est une ode au présent, cet « état de grâce » (p.65) qu’il faut apprendre à apprécier, alors même que nous nous focalisons sur l’avenir, les désirs que nous souhaitons assouvir, et le passé, les souvenirs que nous voulons revivre. Vivre intensément ce moment qui n’est déjà plus, qui est déjà du passé, voilà ce que le lecteur apprend à travers les épreuves que vit Emma. De ce constat qu’elle fait au fil des pages, notre héroïne associe deux idées qui n’ont cessé de faire réfléchir les Hommes : tempus fugit, le temps passe vite, et carpe diem, cueille le jour.

« J’affirme qu’elle est brève, cette gesticulation sur la Terre, d’une brièveté assassine, et qu’elle ne mérite pas d’être encore tronquée par les mésamours, les colères ou les frayeurs : c’est justement parce qu’on n’a pas le temps qu’on doit aimer, désespérément. » (p.221)

Lire Danser au bord de l’abîme, c’est se rappeler ces idées qui paraissent simples mais qu’on oublie trop facilement au quotidien : profiter du présent et oser prendre des risques. Des lieux communs qui font tout l’intérêt de ce récit, parce qu’ils parlent à tous les lecteurs. Ce que Grégoire Delacourt nous dit, c’est de ne pas avoir peur de sortir du rôle dans lequel nous sommes enfermés, dans lequel les autres nous voient. Emma doit être une épouse parfaite, une mère exemplaire. On attend d’elle qu’elle mette de côté ses rêves et ses désirs. Qu’elle les oublie. Mais « Emma aima » (p.312), et tant pis si son entourage n’approuve pas. Entre douceur et brutalité, l’auteur nous montre comment une femme prend son destin en main. Et si parfois certaines métaphores nous ont paru trop obscures, elles n’ont pas altéré la poésie qui naît de la plume de l’auteur et de l’histoire qu’il raconte.

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