LITTÉRATUREMUSIQUE

Hello, Dylan

Maze a déjà dit « Adieu  » à Léonard, il convenait de dire « Hello  » à Dylan. On lui dit « Hello » parce que le 13 octobre 2016 le verdict est tombé : c’est à Bob Dylan qu’est décerné le Prix Nobel de Littérature. On lui dit « Hello  » alors même qu’il a 75 ans et que sa carrière a débuté il y a maintenant 57 ans. On lui dit quand même « Hello  », à Robert Zimmerman, même s’il se fout de ce Prix Nobel qui peut pourtant être vu comme une nouvelle naissance, une nouvelle aura portée sur son oeuvre déjà vieille et consacrée. Alors on se replonge dans l’oeuvre et la vie de Dylan, et on constate que celles-ci sont bien remplies.

Dylan le surdoué

Singer-songwriter, comme le dit la langue anglaise, « chanteur-écrivain de chanson » quand la langue française nous dit « auteur-compositeur-interprète », en soulignant donc moins la dimension littéraire. Écrivain au sens strict également, auteur de deux livres, dont le très salué par la critique Chroniques, vendu à plus de 560 000 exemplaires aux Etats-Unis. Voilà  pour rassurer les puristes de littérature : Dylan a donc véritablement une oeuvre littéraire. Musicien virtuose avec son éternel duo guitare/harmonica au style incomparable. Sex-symbol aux yeux bleus et au regard sombre, au look toujours très recherché. Chanteur à la voix et au phrasé très singuliers. Même cinéaste expérimental (Renaldo et Clara). Enfin, évidemment, Dylan a eu sa période de contestataire.

Dylan le contestataire

Voilà de quoi alimenter la thématique de Maze du mois de janvier de la jeune et encore innocente année 2017 : l’engagement.

The freewheelin’ Bob Dylan (1963) et The times they are a-changin’ (1964) sont considérés comme les deux albums les plus contestataires : Dylan a alors à peine 22 ans. Dans le premier se trouve, par exemple, Master of war, une attaque dure envers les fabricants d’armes dans un contexte de Guerre Froide sur un ton élégiaque.

S’y trouve également la déferlante A hard rain a-gonna fall.

« Oh, where have you been, my blue-eyed son
And where have you been, my darling young one
I’ve stumbled on the side of twelve misty mountains
I’ve walked and I’ve crawled on six crooked highways
I’ve stepped in the middle of seven sad forests
I’ve been out in front of a dozen dead oceans
I’ve been ten thousand miles in the mouth of a graveyard
And it’s a hard, and it’s a hard, it’s a hard, and it’s a hard
It’s a hard rain’s a-gonna fall »

Ce texte grandiose aux allures de « prophétie biblique  » (Allen Ginsberg) est alors grandement commenté, y compris par Dylan lui-même, comme le montre NO DIRECTION HOME (2005), l’immense documentaire de 3 heures réalisé par le tout aussi immense Martin Scorsese. Lors d’une interview que l’on peut écouter à 1h24, on entend Dylan s’exprimer sur la question de son « engagement  » (traduction d’Arte) :

« “Hard Rain”, par exemple, où il est question de la crainte d’une pluie atomique (la chanson sort en pleine crise de Cuba, 1962, nldr.)

– Non, non, ce n’est pas de la pluie atomique, c’est seulement de la pluie.

– Toutes vos chansons vont plus loin que les événements qui les ont inspirées. Vous voyez ce que je veux dire ?

– Je ne suis pas un chanteur engagé (Dylan emploie « a topical singer », ndlr.)

– Non, vous n’écrivez pas de messages.

– Non, je n’aime pas ce mot.

– Ce ne sont pas des chansons à propos d’événements, cela va au-delà. »

On peut donc dire que Dylan est engagé autrement, il n’écrit pas de messages, ne veut pas normer ses chansons et en clôturer le sens. Ses chansons sont plutôt une belle ouverture à la réflexion.

Dans le deuxième album, With god on our side est un appel à la paix en chanson non sans notes ironiques envers la justification chrétienne des pires massacres. Les Neville Brothers rajouteront un couplet sur le Vietnam en 1989 lors de leur reprise. Cette guerre est aussi le sujet de la mythique Blowin’ in the wind dont le nombre de reprises bat des records mondiaux. Avec Dylan, la politique et la chanson se mêlent dans une fusion féconde et entretiennent un lien pur de continuité : en effet, c’est dans un café après une discussion politique que naît cette chanson qui prône la paix, la liberté, la dignité humaine. À l’époque, les cafés de Greenwich Village sont remplis à la fois des poètes de la Beat Generation, de nouveaux acteurs politiques, de peintres, et d’artistes en tout genre comme Dylan. Le mélange est explosif et fait naître des créations inédites. La politique et la chanson américaine sont sœurs.

Malgré tout Bob Dylan fait donc montre d’un refus catégorique (dans Chroniques, livre très instructif) de porter le titre trop lourd d’artiste engagé au sens sartrien.

« Légende, icône, énigme (celui que je préfère est Bouddha en tenue européenne) – ce genre  de choses, ça va. Sereines, inoffensives, usées, ces dénominations-là sont plus faciles à contourner. Prophète, messie, sauveur – ça c’est du dur. » Bob Dylan, Chroniques.

Leader générationnel contre son gré, il n’empêche, leader quand même. On pourrait dire que Dylan est engagé autrement : premièrement, par petites touches contestataires, dans plusieurs chansons, mais qui demeurent moins politiques qu’orientées vers un chant de liberté. Deuxièmement, il convient de rappeler que Dylan participe à la marche pacifiste de Washington de 1963 et chante après le discours de Martin Luther King Only a pawn on their game (qui évoque la mort du militant noir Megdar Evers). Il chante également dans des rassemblements pour la lutte pour les droits civiques des Noirs Américains, il a reçu le prix Tom Paine, il fréquentera Suze Rotolo qui militait au CORE, soutiendra Joan Baez dans ses engagements… La liste est longue de l’engagement de l’homme Dylan. Enfin, Dylan est engagé entièrement dans sa vie, son art : « Dans tout ce que je fais, je proteste » (NO DIRECTION HOME). C’est un passionné, un spirituel qui nous donne des leçons de vie, de belles leçons, pas de ces leçons moralistes, mais de ces leçons qu’il a lui-même rêvées et qu’on peut moduler à la guise de nos rêves.

Dylan le rêveur

À la fois protestataire et romantique, ce Dylan. On voudrait parler de tous les textes dans l’article, le choix fut difficile parmi ses quelques 492 chansons… L’effort fut monstrueux pour en choisir deux afin d’illustrer l’engagement sous un autre angle : Dylan est un passionné, s’engageant entièrement dans une histoire d’amour, écrivant des chansons d’amour à tout va, mais aussi des chansons de ruptures dont la magnifique mais très cruelle Don’t think twice it’s alright. Sara Lownds peut témoigner. On ne la plaint pas lorsqu’on constate qu’il existe une chanson de Dylan qui consiste à chanter « Sara » en guise de refrain. Parmi ces chansons d’amour, To fall in love with you, et Girl from the North country sont les plus beaux morceaux de bravoure. La première est à fleur de peau, un sourire s’esquisse dès les premières notes, la transcendante envolée lyrique à 1:40 (« Well I feel your love, And I feel the same  ») nous ravit dans les deux sens du terme, ça y est, on est amoureux-amoureuse ; la deuxième nous emmène en voyage avec lui en compagnie de Johnny Cash, sur les traces d’un vagabond emprunté à la tradition folk, ému, nostalgique, puissant. On a l’impression d’avoir vécu 1 000 ans (Baudelaire, nous te piquons l’idée), ou au moins 20 ans sur les routes du Colorado, en écoutant ces récits chantés. Les deux sont d’une écriture fine, d’une sincérité incroyable, légère, insaisissable, inimitable.

« Well, if you’re travelin’ in the north country fare,
Where the winds hit heavy on the borderline,
Remember me to one who lives there.
She once was a true love of mine.  »

Enfin, à travers ses chansons, c’est aussi nous et notre corps que Dylan engage. Ses chansons emportent tout le corps, à l’instar de ce que dit Valéry dans ses Cahiers à propos de la poésie : elle met en branle l’organisme entier. Lorsque Dylan est dans le tourne-disque, dans l’iPod, dans la voiture – on the road ! -,  chanté par un sans-abri hyper sympa sur la ligne 6 parisienne (cheveux blonds, bandana sur le front, voix témoignant de plusieurs années de fumette, harmonica et guitare à la Dylan, vous le connaissez peut-être), sur France Culture au moins d’octobre, sur votre ordinateur tard la nuit, peu importe, votre cœur et votre corps entiers sont emportés et irradiés par les notes de folk et cette voix inoubliable.

Territoire dûment cartographié et laissant à la fois des trous d’ombres, Dylan demeure un continent-roi éternellement mystérieux et donc éternellement passionnant.

Rédactrice Maze Magazine. Passée par Le Monde des Livres.

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