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Comment tuer une Idée et penser « autrement » ?

Rumeur et petits jours du Raoul Collectif

« Rumeurs et petits jours » © Céline Chariot

« Rumeurs et petits jours » © Céline Chariot

Après le succès de leur premier opus, Le Signal du promeneur, les Belges du Raoul Collectif sont de retour sur scène au Théâtre de la Croix-Rousse. L’émission de radio Epigraphe a lieu une dernière fois avant de rendre l’antenne définitivement, en raison d’une coupe budgétaire et d’une direction intransigeante. C’est l’occasion pour nos cinq animateurs de questionner l’idée du collectif, de la beauté, et plus largement d’un système libéral qui ne laisse pas de place aux alternatives. Rumeur et petits jours cherche à tuer l’idée même de TINA – la pensée héritée de Margaret Thatcher : There Is No Alternative – pour proposer à tous les auditeurs, l’envie de penser autrement notre société.

« Antenne dans cinq minutes » annonce la régie. Le décor est posé avant même le début de la pièce, le public s’installe pendant que les animateurs attendent patiemment en écoutant un vinyle, cigarette au bec. Au centre se trouvent une rangée de tables, des chaises et des micros, le tout surplombé par un éclairage à néon qui a tendance à n’en faire qu’à sa tête. Une émission radio type des années 70, avec une ambiance intello et libertaire, moustaches et polos colorés qui font rapidement sourire. Les spectateurs deviennent les auditeurs de la 347ème et toute dernière émission d’ Epigraphe.

La crise du collectif

L’émission débute par un aphorisme d’Henri Michaux : « faute de soleil, sache mûrir dans la glace ». L’heure est grave. Jules, Jacques, Robert, Jean-Michel et Claude sont les animateurs d’un programme voué à disparaître. Ils tentent tant bien que mal de présenter la dernière émission, mais Robert met le feu aux poudres à partir du moment où il se met à s’insurger contre le directeur. « Il n’a pas vu qu’il tombait dans le piège de l’affreux capitalisme fricard contre lequel il a combattu dans les tranchées, sur les barricades en mai 68, et cette personne pour ne pas le nommer… c’est Eric Bolignard ! » s’exclame Robert. Eh oui, le nom est bien lâché en direct et à l’antenne. Jules lui reproche son manque de nuance et évoque un « contexte de mutation qui est bien plus large ». Robert de répondre : « on a pas tous eu la chance de déjeuner avec Bolignard à midi » ! Un règlement de compte qui éclate en véritable discorde hors antenne. Le collectif est en crise, Robert voulait parler en son nom mais aussi au nom de ses compagnons quand il dénonce le directeur intransigeant. « On ne prend pas une responsabilité collective tout seul ! » lui hurle Jean-Michel. Une table est cassée dans un excès de colère. « Reprise de l’antenne dans 20 secondes ». Robert s’auto-exclut et l’émission se poursuit telle qu’elle était prévue.

« Le Beau contient toujours un peu de bizarrerie »

C’est sur cette citation de Baudelaire que nous partons à la découverte d’animaux rares et étranges, « qui tirent une certaine beauté de leur étrangeté ». Jacques, le chroniqueur scientifique qui parait être le plus réservé, a préparé des diapositives loufoques, ce qui semble assez paradoxal pour une dernière émission radio ! Véritable moment d’hilarité, notamment quand il présente la carapace molle de la grande tortue du Cantor (Une carapace molle, pour quoi faire ? Pour Jules, c’est « une forme de suicide, sans aucun doute ») ou bien quand nous faisons face à la créature abyssale du blobfish et à son apparence gélatineuse – « on dirait qu’il a un mauvais souvenir en tête ». Mais il n’y a pas seulement de la beauté sur Terre. Le soleil aussi a son étrange beauté. Il n’est pas que chaleur et lumière, il est aussi son (le soleil émet en effet une fréquence qui correspond à un « si » de la sixième octave). Et nous avons la chance, nous auditeurs, de pouvoir écouter le soleil en direct sur Epigraphe ! Après le soleil, le collectif débute a cappella un chant traditionnel mexicain, «  Canta y no llores  »/« Chante et ne pleure pas  ». La musique est un autre moyen de célébrer la beauté. Elle est présente durant tout le spectacle, entre pauses musicales et autres répétitions de tubas, où les cinq comparses tentent d’interpréter la célèbre « Note Bleue » du jazz. On se réjouit de l’inventivité des comédiens-musiciens, qui vient renforcer la richesse et l’originalité de la représentation.

« Rumeurs et petits jours » © Christophe Raynaud de Lage

« Rumeurs et petits jours » © Christophe Raynaud de Lage

La Politique du rire sous l’égide d’Henri Michaux

Que faire, face au « capitalisme fricard » et aux « néo-cons », se demandent nos cinq chroniqueurs ? Dénonçant le système qui met un terme à leur émission, ils remettent en cause l’ensemble du modèle libéral d’après-guerre. Rumeur et petits jours est une pièce qui, tout en étant politiquement engagée, parvient pourtant à rester à la fois légère et rafraîchissante. La pièce questionne la politique à travers une multitude d’exemples ou de petites histoires, comme celle envoyée par télex par une certaine Benoite Grillou, fidèle auditrice d’Epigraphe.

« Dans un pré exigu paissent une vache et un cheval. La nourriture est la même, le lieu est le même, le maître dont ils dépendent est le même et le gamin qui les fera rentrer est le même. Néanmoins la vache et le cheval ne sont pas « ensemble ». L’un tire l’herbe de son côté, l’autre de l’autre sans se regarder, se déplaçant lentement, jamais très proches et si cela arrive, ils paraissent ne pas se remarquer. Aucun commerce – ils ne s’intéressent pas l’un à l’autre – mais pas non plus d’agression, ni querelle, ni humeur. »

Cet étrange récit est tiré de Poteaux d’angle d’Henri Michaux. Les chroniqueurs ne s’entendent pas sur la morale du texte. Pour l’un, c’est un « message d’espoir », qui montre que ces deux bêtes peuvent tout à fait cohabiter, pour l’autre, c’est l’expression d’un « totalitarisme ». Plusieurs hypothèses apparaissent dans lesquelles la vache devient « un loup pour le cheval », ou a contrario, les deux bêtes s’entraident durant une période d’intense sécheresse, allant jusqu’à défoncer la barrière pour voir ensemble s’il ne reste pas un peu d’herbe grasse ailleurs. On rit presque tout le temps durant la pièce, et particulièrement dans ce genre de moment, où les sous-entendus politiques sont extrêmement bien amenés et se savourent sans modération. Un rire qui apporte la légèreté et fait la force du spectacle. Des situations les plus loufoques aux défaillances techniques les plus inattendues, la pièce provoque une succession de fous rires mal contenus dans le public. On pourrait reprocher au Raoul Collectif d’aborder les propos politiques de manière trop superficielle, le rire prenant alors le pas sur le fond. Reproche non fondé, tant le contenu de la pièce donne à penser aux spectateurs, sans imposer d’idées politiques trop affirmées. C’est d’ailleurs ce qui fait peut-être la réussite de Rumeur et petits jours : la capacité de laisser penser les auditeurs/spectateurs par eux-mêmes, tout en présentant un fond politique bien réel, fort du rire qui l’accompagne.

L’invitée surprise et le plan « B » : peut-on tuer TINA ?

L’idée la plus originale de la pièce est l’entrée en scène de l’invitée surprise. La seconde partie de l’émission laisse ainsi place au plan « B », où le collectif se réunit et incarne une rébellion, porteuse d’une autre vision de la société. Jean-Michel se travestit et devient TINA. En voilà une belle idée, blonde, chaussée d’escarpins, vêtue de sa jupe sombre et d’une moustache ! TINA est celle qui incarne le mieux la pensée néolibérale, célèbre sentence de Margaret Thatcher : There Is No Alternative. L’idée est donc bien présente sur scène, et le public est alors prié de lui poser des questions… On en profite car finalement ce n’est pas tous les soirs qu’on a une idée devant soi ! « Comment te faire disparaître ? Peut-on te faire du mal ? En quoi es-tu utile ? (…) ». Les questions infiltrent l’ilôt de rébellion du collectif, les gens refusant l’absence d’alternative. On retrouve ici le leitmotiv de la pièce : comment penser autrement notre société, et surtout de manière collective ? Ce n’est pas sans nous rappeler le mouvement Nuit Debout ou celui d’Occupy Wall Street. Jacques, pris de folie, veut tuer l’idée. Un coup de feu part, et TINA se relève avec le sourire. Quitte à ne pas pouvoir la tuer sur scène, les animateurs vont tenter de créer leur propre monde, où TINA n’aurait plus sa place. Voici le point d’acmé du spectacle, une joyeuse débandade libératrice, où nos cinq compagnons courent dans tous les sens, renversent partout des brouettes de sable… le tout sur un air de samba ! Nous voilà dans le désert du Mexique, où les animateurs tentent coûte que coûte de poursuivre l’émission, alors qu’une vache et un cheval apparaissent dans l’obscurité… Un dernier chant, puis la régie annonce « Antenne dans cinq secondes ». Tout est remis en place et voici notre drôle de bande qui se réinstalle sur les chaises pour prononcer une dernière fois le nom de l’émission : Epigraphe.

C’est une belle réussite pour le come back du collectif belge, dont les comédiens jouent avec brio les cinq animateurs à la personnalité bien trempée de Rumeur et petits jours. Des rumeurs hilarantes et pleines de sens qui forment au final un grand soir réussi.

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