LITTÉRATURE

Georges Salines, un abécédaire en hommage à sa fille Lola

Comme beaucoup d’autres, le médecin Georges Salines a écrit après les attentats qui ont touché la France le 13 novembre 2015. L’une des raisons qui l’a poussé à écrire L’indicible de A à Z, publié chez les éditions du Seuil, est le décès de sa fille. Lola, 29 ans, est tombée sous les balles lors de l’attentat au Bataclan. L’homme engagé, président de l’association 13 Novembre : fraternité et vérité, se libère des maux à travers un magnifique livre hommage à sa fille.

L’indicible de A à Z est un témoignage sous forme d’abécédaire, une structure originale qui offre une certaine légèreté au récit. Dans celui-ci, nous pourrions penser que Georges Salines commencerait par le mot « Aimer » ou « Amour » mais c’est un autre, extrêmement bien choisi, « Absurde » :

« Absurde

Lola aurait eu 29 ans le 6 décembre 2015. Elle a été assassinée par les terroristes, le vendredi 13 novembre, alors qu’elle assistait au concert du groupe de rock californien Eagles of Death Metal au Bataclan, dans le XIe arrondissement de Paris. Quatre-vingt-neuf autres spectateurs de ce concert ont été tués au même endroit et en tout cent trente personnes ont perdu la vie dans les attaques qui sont survenues à Paris et à Saint-Denis ce soir-là. Près de cinq cents ont été blessées. Plus de mille ont été traumatisées. Comment quelqu’un a-t-il pu penser que ce massacre pourrait faire avancer sa cause ? Comment des jeunes gens de l’âge de ma fille ont-ils pu la tuer, et en tuer tant d’autres en riant et en plaisantant (comme me l’ont rapporté des témoins directs), sachant qu’eux-mêmes allaient mourir mais en imaginant sans doute que cet acte les conduirait au paradis ? Ma fille est morte pour rien, pour une illusion, pour une folie. C’est absurde. »

S’il est souvent difficile de mettre des mots sur les attaques terroristes, Georges Salines a trouvé le mot juste, aucun autre n’aurait pu si bien définir ces tragédies. Pour la lettre A, nous pouvons bien évidemment retrouver les mots « Aimer », « Amis », « Amour », des mots que nous attendons souvent dans les témoignages. Nous pouvons lire un petit paragraphe au sujet d’ « Allah ». Puis, au sujet d’ « Association(s) », dont Life for Paris et 13 Novembre : fraternité et vérité ont été créées pour les victimes des attentats.

Exit le pathos, lourd et disgracieux, que nous pouvons parfois retrouver dans certains livres. Dans celui-ci, la dignité et l’élégance sont les mots d’ordres – ce qui en fait un témoignage tendre et chaleureux. Au fil des pages, nous avons les larmes aux yeux et le cœur serré, mais aussi et surtout, nous sourions. Malgré la tristesse du sujet, l’humour et la gaité sont présents. C’est avec « Balle-dans-le-cul » que nous commençons à sourire. Cette expression venant de Julie, une amie de Lola, est le titre d’un petit paragraphe qui rassemble plusieurs de ses tweets. Des phrases poignantes mais dites avec un astucieux et malicieux franc-parlé qui fait sourire.

233 pages dans lesquelles se suivent les mots, entre autres : « Beauté », « Cérémonie », « Courage », « Dignité », « Expliquer », « Fatigue », « Femme », « Héros », « Ironie », « Libido », « Matin », « Nourriture », « Piscine », « Questionnaire », « Retex », « Sourire », « Tempête », « Unique », « Ventre », « Vérité »… Et pour finir « Zoo ». L’utilisation de certains mots, tel que « Deuil », semble évidente pour un livre-hommage, tandis que d’autres, tel que « Poulpe », nous surprennent. L’assemblage de tout ce lexique forme un magnifique témoignage et hommage, nous montrant une famille et des amis unis, et nous dévoile le portrait d’une jeune femme heureuse et solaire qui ne manquait jamais d’humour. C’est ce que nous retenons en fermant le livre mais bien d’autres lignes sont importantes. En effet, l’auteur nous explique le calvaire de l’attente, les numéros d’appel d’urgence toujours occupés, l’angoisse terrible, la recherche horriblement longue…

L’indicible de A à Z est un livre à multiples facettes : le témoignage, l’hommage mais aussi la reconstruction. C’est à travers la plume que le père de Lola tente d’évacuer la souffrance et il nous y explique l’acte d’écriture :

« Écrire

Écrire n’est pas facile, mais c’est quand même moins difficile que de parler de ce qui me reste largement inintelligible : quand on écrit, on est seul, on réfléchit, on prend son temps pour trouver le mot juste, on essaie de tourner des phrases bien balancées. Écrire a eu pour moi avant tout un objectif pratique : ne pas oublier. J’ai ainsi d’abord noté des mots au fil des jours. Ils ont formé un petit tas informe qui grossissait peu à peu. Une sorte de thésaurus s’est ainsi constitué, avec beaucoup de noms communs, quelques noms propres aussi, quelques adjectifs, quelques acronymes, un ou deux chiffres. Après plusieurs semaines, j’y suis retourné, furtivement, de temps à autre, dans les interstices et les temps morts d’une vie qui n’en comptait pas beaucoup. Le matin surtout, parfois le soir, le week-end, à la pause déjeuner, lorsque l’occasion et l’envie s’en présentaient, j’ai ressorti un mot, je l’ai épousseté, je l’ai examiné, j’en ai déplié le sens, pour voir ce qu’il cachait. Souvent, plutôt que de puiser dans ma réserve, je me suis consacré à un nouveau mot, auquel j’avais pensé dans la journée en pédalant sur mon vélo ou en faisant mon jogging ou bien en me réveillant au milieu de la nuit. »

Georges Salines écrit sur et pour sa fille, pour lui et ses proches, mais aussi pour ses lecteurs :

« Lecteur

J’écris pour moi, pour ne pas oublier, pour ne pas laisser filer les idées, pour mettre un peu d’ordre dans la pensée. Mais j’écris aussi pour les autres. Ceux qui ont vécu des épreuves similaires, qui se reconnaîtront peut-être en partie. Ceux qui n’ont rien vécu de tel et qui veulent savoir et comprendre. Ceux qui ont connu Lola, que je voudrais ramener à eux, au détour d’un mot. Ceux qui ne l’ont pas connue, auxquels je voudrais transmettre un peu de ce qu’elle a pu être. J’écris pour toi, enfant qui jamais ne connaîtra ta tante Lola. »

La force de Georges Salines dans L’indicible de A à Z est de mettre en avant l’amour et la beauté des souvenirs, ainsi que la beauté de l’instant présent malgré le malheur. Son abécédaire est parfois poignant, parfois amusant, mais dans tous les cas, il reste lumineux. Ce livre est une ode à la vie, un sublime hommage à sa fille mais aussi une lettre d’amour pour ses proches, sans oublier un message d’espoir et de paix.

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