Il est plus facile à un auteur d’accélérer le temps que de le faire vivre à son lecteur, heure par heure, minute par minute, seconde par seconde. En effet, quoi de plus courant qu’une ellipse dans un récit, supprimant la banalité et l’inaction, pour passer à « Une semaine plus tard » par exemple ? Certes, faire un récit détaillé de chaque action d’un personnage, ou décrire son coucher avec précision peut sembler fastidieux, ennuyeux, sans intérêt. Et pourtant.
Pourtant, c’est ce que fait le narrateur de l’œuvre immense de Marcel Proust, À la recherche du temps perdu. Dans le premier chapitre (Combray) du premier volume (Du côté de chez Swann), le narrateur fait une première expérience de réminiscence, qui le renvoie à son passé de petit garçon et aux chambres dans lesquels il dormait. Il raconte notamment le désir ardent qu’il avait de recevoir un dernier baiser de sa mère avant de dormir, baiser en même temps redouté car il annonçait un adieu. Il relate également pendant des pages et des pages l’emploi du temps hebdomadaire de sa famille, très régulier, qui s’achève sur une promenade, vers le côté de chez Swann ou le côté de Guermantes. Enfin, la phrase proustienne illustre à la perfection l’idée de lenteur dans le roman. Très longue, elle coule lentement mais avec fluidité, la ponctuation instaurant de nombreuses pauses et respirations nécessaires au rythme de la phrase. Tout contribue à l’installation d’une atmosphère familière, comme si l’on restait toujours au même point, mais sans jamais provoquer l’ennui du lecteur, qui vit avec le jeune Proust chaque moment de la journée, jusqu’au drame quotidien du coucher.
Dino Buzzati, lui, dans Le désert des tartares, ne raconte pas une vie dans ses moindres détails, mais fonde son roman sur l’attente. Celle du jeune officier Giovanni Drogo, appelé au fort Bastiani. Il doit y rester deux ans, mais tente de partir plus tôt, car il ne s’y passe rien ; or Drogo veut se battre. Ce fort est un rempart contre les Tartares qui semblent n’être qu’une légende. Pourtant, quand il en a l’occasion, Drogo refuse de partir, comme retenu par un pressentiment mystique. Il restera en fait toute sa vie au fort Bastiani. Buzzati introduit en douceur la notion du temps qui passe et qui s’efface. Le lecteur vieillit en même temps que le héros et ne se rend pas compte des conséquences. Tout le roman repose sur une attente, celle de l’attaque des Tartares, dont on ne sait si elle se produira un jour. Mais quand enfin l’attente se mue en action, l’imprévu surgit. Ce roman pessimiste sur la cruauté du destin bouleverse le lecteur grâce à la mise en place de ce climat d’attente, qui tient le lecteur en haleine jusqu’au bout.
Enfin, un autre type d’attente existe, lorsque le lecteur sait ce qu’il va se passer, mais ni quand, ni comment et attend que cela se réalise enfin… Dans La splendeur dans l’herbe, de Patrick Lapeyre, Homer et Sybil font progressivement connaissance, rapprochés par le départ de leurs ex-conjoints respectifs l’un avec l’autre. Peu à peu, Homer tombe amoureux de Sybil. Mais tout dans la narration n’est que subtilité et douceur ; l’intrigue se fonde essentiellement sur le temps présent, le partage de chaque instant entre Sybil et Homer, si bien que le lecteur attend avec impatience « le moment où »… Et c’est quand ce moment arrive que l’on parvient le mieux à apprécier toutes les pages précédentes : l’attente peut être longue mais jamais déçue.
Ainsi, le roman de l’attente promet une récompense au lecteur et c’est ce qui est si agréable. L’idée est bien d’aller « à la recherche du temps perdu » en narrant le temps qui est toujours délaissé pour celui de l’action, que ce soit en ajoutant mille détails ou en instaurant une atmosphère d’expectative, sans jamais faire naître l’ennui. D’où l’importance, voire la nécessité, de la lenteur dans le roman…